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Publié par Bernard Revel

 

Né à Narbonne le 8 avril 1919, mort dans sa ville de Leucate le 18 novembre 1972, André Héléna est l’un des auteurs les plus prolifiques du roman noir. Après une longue période d’oubli, ses livres, réédités dans les années 80 puis dans les années 2000, ont trouvé un nouveau public. Quelques titres parmi les 200 qu’il a publiés : « Le Goût du sang », « La croix des vaches »,  « J’aurai la peau de Salvador », « Le bon dieu s’en fout », « Massacres à l’anisette », « Les clients du Central hôtel ». Ce dernier a inspiré cette chronique.

Dans la peau d'André Héléna
Dans la peau d'André Héléna
Dans la peau d'André Héléna
Dans la peau d'André Héléna

L’homme regarda autour de lui. Des ombres se hâtaient du côté du Castillet. Un taxi passa. Rien n’avait changé. Il tira sur sa pipe, traversa la chaussée déserte et entra dans le café. En refermant la porte, il jeta un coup d’œil du côté de la rue des Fabriques-Couvertes. Personne ne l’avait suivi. Un seul client était là, assis devant les vitres, avec vue plongeante sur les platanes de la place.

L’homme s’installa à quelques tables de lui. C’était un bon observatoire. Il enfonça son chapeau sur son front, ralluma sa pipe, « leva le pouce et fit claquer sa langue. » Il commanda une bière. A travers les vitres, la place paraissait plus sombre. Il pensa qu’il faisait une bonne cible dans ce lieu trop éclairé. Il sentit un regard peser sur lui. Il se tourna vers son voisin et lui fit un imperceptible signe de la tête. Ce vieux lui semblait bizarre. Il y avait quelque chose de figé dans son visage. Comme pour se rassurer, l’homme palpa, à travers son pardessus, la poche intérieure de sa veste. Il sentit l’objet dur plaqué contre son cœur. Ce vieux n’a qu’à bien se tenir, pensa-t-il.

Le garçon lui apporta sa bière tout en parlant à l’autre client qui ne répondait que par des grognements. « Pauvre type, lui souffla le garçon. Il a eu une attaque cérébrale. C’est un ancien journaliste. Il vient tous les soirs et il regarde toujours vers le coin, là-bas, du côté du journal où il travaillait la nuit. Quand apparaît celui qui l’a remplacé, il lui fait signe de la main et, au bout d’un moment, il s’en va ».

L’homme au pardessus ne dit rien. Il n’avait que faire de ces salades. Il était minuit passé. Quelques jeunes entrèrent, venant sans doute du cinéma. Il les ignora. Lui aussi, comme le vieux journaliste, regardait vers la ruelle. « Au bout de la venelle, c’était le cœur de la ville, la terrasse du Café de France, cet immeuble médiéval, qui ressemblait à un décor pour Ruy Blas ». Dans son hôtel, madame Poteau devait renifler sa dose de cocaïne en attendant les clients.

Tiens, justement, voilà la belle Conchita. Il paraît que dans sa voix « chantent les guitares du Sud ». Cuissardes et mini-jupe, elle traversa la place. Elle n’a pas froid aux yeux, pensa l’homme en souriant. Un type à l’air tout gêné lui collait aux basques. Conchita semblait être l’une des attractions du bistrot. Son passage fut salué par les exclamations des jeunes. Une dizaine de minutes plus tard, des cris joyeux tirèrent l’homme de sa léthargie. Il vit le client de Conchita sortir de la venelle et comprit que sa performance avait été chronométrée. Petits cons, pensa-t-il.

Il sentit soudain le danger. « Le revolver aboya et l’homme, avec un soupir, fit une pirouette et s’effondra. » Cela aurait pu se passer comme ça. Mais il n’en fut rien. L’homme se leva. Le vieux journaliste agitait sa main. Un gars pressé traversait la place et le saluait à son tour d’un geste rapide, les pensées déjà plongées dans la chaleur de son lit. Salaud, pensa l’homme, ça te coûterait beaucoup d’aller boire une bière avec lui ? Il eut envie de lui sauter dessus, de caresser sa tempe avec le canon de son arme et de le traîner vers le vieux.

Il n’en fit rien, bien sûr. Il mit sa pipe dans sa poche, jeta quelques pièces sur le marbre et sortit. Il marcha longtemps dans la vieille ville. « Insensiblement, il remontait vers Saint-Jacques, attiré par ce quartier crapuleux où il se sentait beaucoup plus à son aise. » De temps en temps, il s’arrêtait et écoutait. Il était suivi. Une musique l’attira. « Un phono usé rongeait une sardane. »

Il ouvrit une porte minable. « C’était un bistrot dans lequel, autrefois, ne venaient que des gitans et des maquignons. Mais ses possibilités alimentaires avaient brusquement transformé sa clientèle. Des gens élégants étaient assis sur des bancs poisseux. Les gitans n’en étaient point partis pour cela et on voyait de belles dames côtoyer des manouches aux longues robes de couleurs et aux cheveux gras. » Il y avait trop de monde ici. 

A nouveau, la sensation de danger l’envahit. Il sortit. Il descendit d’un pas pressé vers la cathédrale Saint-Jean. « La ville, brusquement, était devenue trop petite, trop étroite. Elle s’était rétrécie autour de lui comme un vieux pull-over. » Devant la boutique du cordonnier bossu, il leva son calibre. « La vitrine vola en éclats et il sentit une abeille de feu traverser son bras droit. »

Non, il ne s’est pas évanoui en pensant au vieux christ de bois et de souffrance de la cathédrale. Il n’y avait pas de cordonnier bossu ni de revolver. Il était devant la porte de sa maison. Il entra. Il saisit l’objet dans la poche de sa veste. C’était un livre. « Les clients du Central Hôtel » d’André Héléna. Il le rangea dans sa bibliothèque et en chercha un autre qui puisse apporter un peu de piment dans sa vie bien réglée de célibataire endurci. La lecture le sortait de sa grisaille quotidienne. Il hésita longtemps avant de prendre « Le Tramway » de Claude Simon.

Bernard Revel

Les citations en italique sont extraites du livre d’André Héléna : « Les clients du Central Hôtel » dont l’action se déroule à Perpignan. (Collection La Grenade 1959, réédité en poche 10/18 en 1986 et chez E-Dite en 2000).

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