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Publié par Bernard Revel

"La fête de l'ours" de Jordi Soler. Né au Mexique en 1963, Jordi Soler, issu d’une famille de Républicains catalans exilés, vit depuis quelques années à Barcelone. « La fête de l’ours » clôt une trilogie dont les deux premiers volets sont : « « Les exilés de la mémoire » et « La dernière heure du dernier jour » publiés en poche 10/18.

(Editions Belfond, 204 pages, 18 euros)

L’oncle Oriol, les petits-enfants d’Arcadi en avaient fait une légende. Il avait disparu pendant la Retirada dans les Pyrénées catalanes, côté espagnol. Il était grièvement blessé à la jambe et Arcadi son frère, qui ne pouvait plus le porter, l’avait laissé dans un baraquement du Port de la Selva où étaient soignés tant bien que mal, par un infirmier de Figueras, une centaine de soldats républicains. Un car devait venir les chercher pour les transporter dans un hôpital français. C’était du moins ce que racontait l’infirmier. Les deux frères se sont donnés rendez-vous de l’autre côté de la frontière et Arcadi a continué sa marche pour se retrouver comme des milliers d’hommes, femmes et enfants privés de tout, sur la plage d’Argelès, ce « camp de concentration » où il resta enfermé pendant seize mois avant de commencer une nouvelle vie au Mexique.

À La Portuguesa, la plantation de café qu’il avait créée et où, comme tant d’autres exilés « ni espagnols ni mexicains, ni veracruziens ni catalans », il avait fondé une famille, Arcadi attendit pendant de longues années une lettre ou un appel de son frère. Oriol avait été « un soldat occasionnel ». Il s’était engagé dans les rangs républicains pour faire comme son père, journaliste, et Arcadi. Il était pianiste. Jusqu’en 1993, à La Portuguesa, l’apparition d’Oriol devint une sorte de légende familiale. On l’imaginait même soliste dans un concert de l’orchestre symphonique de Buenos Aires. Mais cette année-là, une lettre venue de Collioure mit fin à l’attente. Rodrigo, un homme qui avait franchi les Pyrénées avec Oriol, écrivait que ce dernier était mort tout près du sommet dans « un froid pareil au tranchant d’une hache. » Il avait eu un comportement héroïque, traînant sa jambe comme « le cadavre de l’Espagne qui, en ce rude février de 1939, venait de mourir. »

Cette fin d’Oriol qui correspondait à ce qu’il avait lui-même imaginé, Jordi Soler, petit-fils d’Arcadi, la raconte dans « Les exilés de la mémoire ». Mais n’a-t-il pas « tué » Oriol trop vite ? Soixante-dix ans après ces événements, l’écrivain est invité à parler de son livre à Argelès-sur-Mer, « ce lieu de vacances hautement frivole plein de bars et de corps qui prennent le soleil sur le même sable, à l’endroit exact où, il n’y a pas si longtemps, des dizaines de milliers d’Espagnols agonisaient de faim, de maladie ou de froid. » Et là, le passé lui saute à la figure lorsqu’une femme vêtue de noir lui remet une photo d’Oriol prise en 1937 et une lettre contestant, dans un mélange de français et de catalan, la version de sa mort décrite dans le livre.

À partir de là, soit au quart du récit, « La fête de l’ours » qui apparaissait comme la relation de faits vécus, prend une toute autre dimension. Dans ce territoire frontalier entre Serralongue et Prats-de-Mollo, les rares habitants que rencontre le narrateur, loin de tout et près de mystérieuses forêts, ne sont pas communs. À commencer par l’auteur de la lettre, un certain Novembre Mestre qui vit dans une cabane au-dessus de Lamanère. Ce chevrier de 90 ans est un géant à l’esprit fruste et au grand cœur. L’œil vissé sur l’écran de télé allumé, il raconte longuement « son » histoire d’Oriol à l’écrivain qui a « l’angoissante impression » d’être « sur le point de déterrer quelque chose à quoi il valait mieux peut-être s’abstenir de toucher.» Mais c’est trop tard. Il doit vivre désormais avec l’image d’un Oriol amputé d’une jambe et hantant cette forêt où, après ceux qui avaient fui le franquisme, venaient échouer ceux qui fuyaient les nazis. Il doit vivre avec cette compagnie du géant qu’on appelle « la bête » à Lamanère et qu’il voit « humer l’air, tête renversée, bouche ouverte et narines dilatées, comme un ours. » Il doit vivre avec la vision de la vieille Isolda dans sa tanière recouverte de végétation, qui soigne hommes et bêtes sans discernement et dont jadis les deux fillettes enchantaient les lieux, tels des esprits de la forêt, jusqu’à leur rencontre avec l’ogre.

Sur « la trace des traces » d’Oriol, le narrateur a l’impression de se perdre, de perdre son identité. La piste mène à Prats-de-Mollo où la fête de l’ours bat son plein. Une légende noire en rejoint une autre. Se souvenant du sous-titre d’un film russe (« Vis dans la maison, et la maison existera »), Jordi Soler réalise qu’une histoire n’existe que si elle est « habitée ». « Je me sens, écrit-il, comme celui qui tire sur le bout d’une racine et qui, ce faisant, découvre qu’elle est beaucoup plus longue qu’il ne le pensait et que toute cette longueur n’est qu’une petite partie du réseau de racines qui grossit à mesure qu’on se rapproche du tronc d’un arbre énorme, qui se trouve à plusieurs mètres de là, et qui est la créature que maintiennent en vie toutes ces racines, un arbre immense et plein de santé que j’aimerais appeler la Guerre perdue. »

Traverser les Pyrénées comme on traverse un miroir. Oriol au pays des Trabucaires, comme un négatif d’Alice. Et de l’autre côté du miroir, le narrateur sent le monde, « son » monde s’écrouler : « Je vis sur son visage mes propres traits, je vis sur sa face pathétique le signe de ma tribu. » Au bout de son enquête, il contemple la part animale dont il est issu.

Tel est ce récit qui traque dans l’homme la bête et qui est, à sa façon d’ « écrire un mot derrière l’autre », œuvre de prédateur dont nous, lecteurs, sommes les proies séduites et sidérées.

Bernard Revel

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