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Publié par Chantal Lévêque

Photo Eduardo Gomez
Photo Eduardo Gomez

Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau

Editions Christian Bourgois (janvier 2009)

D’origine vietnamienne, Linda Lê, née en 1963, vit en France depuis 1969. Elle publie son premier roman (« Un si tendre vampire ») en 1986. Elle est surtout remarquée en 1992 avec « Les Evangiles du crime ». Elle a publié depuis une vingtaine d’ouvrages, le dernier en date étant « Par ailleurs (exils) » en 2014.

Ces écrivains que Linda Lê fait revivre

A l’âge du pillage de tous bords sur les écrans, où d’un seul clic on peut aborder les rivages les plus lointains pour y glaner le pire et le meilleur, que fait Linda Lê ? Elle use de son plus bel instrument, une langue somptueuse, dans un objet en voie de disparition, un livre, pour dresser quelques portraits d’auteurs « ensevelis depuis belle lurette sous une couche de poussière ». Elle en décrypte les écrits, cherchant chez eux « l’écho de la vie qui résonne en nous », use et abuse avec délectation de la lumière de ses connaissances et les cite dans leur plus belle ouvrage : phrases ciselées, admirables d’esprit, d’humour et de style, opérant leur séduction par l’extravagance, la décadence, la dissidence, l’ironie, l’humour noir, j’en passe et des meilleures.

Ils ont en commun, le goût de la solitude, la noirceur de leur monde intérieur, la provocation. Ils nous ont quittés souvent jeunes, et, pour ce faire, ont usé de leur ultime liberté, le suicide. Le dernier paragraphe, qui clôt chaque hommage, nous laisse à chaque fois pantois, tant l’écriture de Linda Lê est belle.

Quant à son dernier chapitre, il pourrait s’intituler « De l’acte d’écrire… ». J’y vois comme un procès intenté aux actuels « débiteurs d’histoires », à ces « faiseurs de bluettes vermoulues », colporteurs « d’une littérature-déversoir », d’un narcissisme exacerbé, sans filtre, et plus porté par l’émotion que par l’alchimie de cette saveur aux trois vertus dont je vous laisse découvrir la teneur sous la plume de cette dame.

Linda Lê
Linda Lê

J’y vois aussi comme un vade-mecum du bon usage de nos prédécesseurs, dans l’écriture et dans la lecture, une invite au voyage dans les arcanes de leur imaginaire et de ceux qui les ont nourris à leur tour. Comme enfin un hommage à ces chercheurs de passages secrets, à ces « porteurs de masques multiples », ces « étranges étrangers » pour qui la quête d’une clé salvatrice a toujours risqué de les égarer vers ce qui ne serait qu’un passe-partout n’ouvrant que « les portes des lieux communs ».

Et comme un fil d’Ariane traversant son ouvrage, chacun de ces poètes, romanciers, « fragmentaires », penseurs, philosophes, - dont je vous laisse découvrir la liste exhaustive en fin de texte - se voit cité, comparé à ses précédents. Par l’entremise de la lectrice/narratrice, ils se font écho les uns les autres, se nourrissant mutuellement de leur labeur littéraire. Ses « réminiscences livresques », Linda Lê les livre dans une langue châtiée, très inhabituelle en ces temps de simplicité extrême, dans un enchevêtrement de phrases savantes.

Certains d’entre eux en bénéficient plus que d’autres (Sándor Márai, Capek, …) au risque d’un hermétisme funeste pour les non initiés. Il faut aussi, quelquefois, si l’on est un tant soit peu rigoureux quant à la parfaite compréhension de ce que l’on lit, et parce que le contexte n’y aide pas souvent, ouvrir un dictionnaire. Prolégomènes, apophtegmes, paralipomènes, amphisbène, … kerygmes et coryphées, … vésanie et ellébore… Même mon correcteur d’orthographe n’y comprend goutte !

Mais il ne faut pas s’y attacher. Ceux qui aiment les belles lettres vont savourer ce livre. Parce que cette érudite, grande amoureuse des mots, à la mémoire que j’imagine éléphantesque, nous offre là un document à la forme originale, d’une belle humilité (quelle offrande à ceux qui l’ont nourrie) et d’une générosité précieuse (au fond de leur sarcophage, ils doivent se retourner et penser qu’ils n’ont donc pas écrit (en) vain !)

Dans une vieille bibliothèque, j’irai ressusciter certains de ces « oubliés ». Leurs histoires, leur poésie, leurs pensées, leur « appréhension » d’un monde à présent délaissé, ne seront pas laissés lettre morte.

Chantal Lévêque

Les écrivains « oubliés » vus par Linda Lê

Der Träumer de Caspar David Friedrich.
Der Träumer de Caspar David Friedrich.

Robert Walser : Flâneur, musardeur, rêvasseur, humble et placide… s’attachant à l’accessoire, au secondaire !

Louis-René des Forêts : Rien que son patronyme fait rêver ! Ennemi du cabotinage, du bavardage et pour qui les mots, la parole, le Verbe est à manier avec prudence et grande économie.

Juan Rodolpho Wilcock : Prince de l’humour noir, chantre de l’horreur et conteur drolatique, couchant par écrit « les caprices goyesques ».

Felisberto Hernandez : Homme au corps disloqué. A l’échappée belle ! Loufoque, extravagant, « expert dans l’art de décontenancer ». Jongleur de mots, aux sarabandes mentales, aux ballets surréalistes. Très gourmand de métaphores.

Georges Perros : Solitaire breton. Adepte de fragments, cisailleur de mots, faiseur de notes invétéré. Passionné par ce qu’éprouve tout homme, tous les jours, ne serait-ce « qu’un quart d’instant : le vide, l’impossible à vivre. »

Tommaso Landolfi : Sorte de Barbe-Bleue, passionné par le jeu. Un drôle de diable, « abatteur de murs dont les convenances nous tiennent prisonniers ».

Osamu Dazai : Un insoumis, un de plus, « Décadent doublé de malade mental », il se veut « un nihiliste attentif à sonder les brisures intérieures ». Reniant son milieu social, ce fut un adepte de suicides ratés, avec ou sans femme l’accompagnant dans ses tentatives, et avec lesquelles il entretient des rapports « ambigus ».

Stanislas Rodanski : Poète, « sarcleur des jardins de la provocation pure »

Sándor Márai : Evadé perpétuel, fouilleur d’abysses, dissident, tracassé par l’inassouvissement dans son commerce avec l’autre sexe. Porteur de pierres à l’édifice de quelques géants tels qu’Homère, Goethe, Kafka ou Mallarmé.

Ladislav Klima : « Le monde comme conscience et comme rien », rien que le titre d’un de ses livres en dit long sur lui… Briseur de conventions, brebis galeuse vantant l’immoralisme… et soulographe.

Louis Calaferte : Anarchiste mystique, pornographe et épris de solitude…

Capek : Entomologiste de l’être humain. Dans la lignée des alchimistes de Prague.

Stig Dagerman : Suédois, puisant dans son histoire les ingrédients de ses romans, avec un art de la déploration remarquable. Protestataire et homme seul. Le titre de son dernier ouvrage : « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. »

Guérasim Luca : Poète aux trouvailles biscornues, à la logique illogique, adepte des distorsions, des rafales de mots, en staccatos ou glissandos, à la voix silanxieuse et qui dit vivre la vie « d’un décapité qui rêve ».

Hanock Levin : Dissecteur des misères humaines, en maniant l’ironie et la férocité, en faisant usage de la satire et des calembours. Traite du non-sens de la vie, où Dieu ne serait qu’un voyeur pervers… et ausculte les plaies de toutes les guerres. Israélien.

Simone Weil : Intellectuelle entière, intègre, intransigeante, habitée par un désir de vérité et d’absolu, par la volonté de comprendre, « plutôt que de rire, pleurer ou s’indigner ». S’éloigne des puissants, et reste partagée entre sa conscience politique et son mysticisme tout au long de ses « éclats de savoir ». Une femme « persuadée », « exhortant à la résistance et à la renaissance. »

(Voir dans ce blog le texte d’Henri Lhéritier consacré au roman de Sándor Márai « Les Braises »).

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