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Publié par Bernard Revel

Couverture de la bande dessinée : "Une vie avec Alexandra David-Néel".
Couverture de la bande dessinée : "Une vie avec Alexandra David-Néel".

A quoi tiennent les choses ! Je viens de retrouver dans une petite boite en carton dissimulée en haut de ma bibliothèque une lettre que je croyais perdue. Sur l’enveloppe, un dessin représentant le Potala, le palais du dalaï lama à Lhassa, et un tampon de la ville de Digne (Alpes de Haute Provence) portant la date 15-1-93. A l’intérieur, le petit papier beige est bien là avec sa phrase écrite au stylo. Cela me fait un coup au cœur. Je déchiffre les mots oubliés qu’une main énergique avait tracés puis barrés : « Le Modernisme bouddhiste et le Bouddhisme du Bouddha manuscrit français ». Au verso, rédigé par une autre main : «Ecrit par Alexandra David-Néel et donné à M. Revel par M.M. Peyronnet ». Sur une feuille blanche, celle qui fut l’amie, la confidente et le souffre-douleur d’Alexandra dans les dernières années de sa vie, m’écrivait encore quelques mots, me remerciant, du fond de son « cœur de Tortue », d’avoir exprimé dans une lettre mes sentiments pour « notre terrible et fascinante Dame de l’Aventure ». A cette époque-là, c’est vrai, tout ce qui concernait Alexandra David-Néel me passionnait. Je lisais et relisais ses livres. La biographie écrite par Jean Chalon était ma bible (1). En septembre 92, j’avais participé aux journées tibétaines qui avaient lieu dans la maison de Digne où elle s’était retirée et j’avais pu mesurer avec quel dévouement et quelle énergie celle qu’elle appelait « Tortue » perpétuait sa mémoire.

C’était loin tout ça. Ma vie avait pris d’autres directions. Et puis, l’autre soir, une amie bien plus jeune que moi, avec dans le regard cette lueur de passion qui fut mienne, m’a parlé d’Alexandra. Quelques jours plus tard, sans la chercher, j’ai retrouvé la lettre perdue. Et tout m’est revenu.

Les Himalayas d'Alexandra

Lundi 8 septembre 1969. A 3h15 du matin, une très vieille dame s’éteint à Digne, à quelques semaines de son 101e anniversaire. L’un de ses derniers mots est « voyage ». Ainsi s’achevait dans le décor oriental d’une maison baptisée Samten Dzong (Forteresse de la Méditation) l’une des existences les plus extraordinaires de notre temps.

Née le 24 octobre 1868 à Saint-Mandé, dans les environs de Paris, Alexandra David, malgré des fugues adolescentes qui trahissaient déjà un sacré caractère indépendant, a attendu sa quarante troisième année pour trouver sa voie. Ses parents « s’étaient mariés sans amour », sa mère « bigote » s’était vite désintéressée d’elle et son père Louis David, « libre penseur », professeur puis journaliste, compagnon d’exil de Victor Hugo sous Napoléon III, fut, écrira-t-elle, la personne qu’elle avait « le plus aimée au monde ». Ses souvenirs d’enfance, outre celui d’avoir « sauté sur les genoux » de Victor Hugo quand elle avait quatre ans, elle les doit surtout à ses fréquentes escapades dans la nature, comme si elle pressentait déjà que « les vrais compagnons, ce sont les arbres, les brins d’herbes, les rayons de soleil, les nuages… C’est dans tout cela que coule la vie, la vraie vie ». Ces phrases qu’elle écrit dans son journal de voyage à l’âge de 44 ans annoncent la nouvelle Alexandra, celle qui va vivre, désormais, en accord avec sa propre nature. Avant cela, elle avait fait des études orientalistes, esquissé des carrières de chanteuse d’opéra, de journaliste, de conférencière et s’était mariée –c’était en 1903- avec Philippe Néel, ingénieur en chef des chemins de fer.

En août 1911, elle part en voyage. Elle ne sait pas alors qu’elle quitte tout, son mari, ses amis, sa situation, pour suivre, écrit Jean Chalon, « des amants qui se nomment Ceylan, l’Inde et qui se nommeront le Sikkim, le Népal, le Tibet». Elle embarque sur La Ville de Naples à destination de Colombo. Son mari ne la reverra que quinze ans plus tard. Cet homme d’une tolérance stupéfiante lui restera toujours attaché, lui envoyant tout l’argent qu’elle demandera et devenant son irremplaçable correspondant (2).

Après avoir parcouru l’Inde et la Chine, Alexandra aborde enfin, dès 1912, « les Himalayas » en découvrant le Sikkim, petit état qui est le vassal du Tibet. Elle sympathise avec son prince héritier et, grâce à lui, est la première femme européenne à être reçue, le 15 avril, par le treizième dalaï lama qui, ayant fui Lhassa occupé tout à tour par les Anglais et les Chinois, vit en exil à Kalimpong. Le Tibet interdit habite désormais toutes les pensées d’Alexandra. Flanquée du jeune lama Yongden, son futur fils adoptif, alors que la Première guerre mondiale vient d’éclater en Europe, elle devient le « chela » (disciple) d’un ermite, le Gomchen de Lachen qui vit dans une grotte. Pendant près de deux ans, logée sous une tente ou, l’hiver, dans « une cahute de lama », elle apprend le tibétain, s’initie à la méditation, au tantrisme bouddhiste. La « Lampe de Sagesse » -ainsi la nomme son maître- sort de sa longue retraite avec un but bien précis : aller à Lhassa, la ville sacrée dont les Anglais interdisent l’accès à tout occidental. Elle se sent prête.

Les Himalayas d'Alexandra

Devenue « Lampe de Sagesse » à l’issue de sa longue retraite, Alexandra David-Néel est reprise par la frénésie des voyages. Elle parcourt l’Inde, la Birmanie, le Japon qui la déçoit, la Corée, la Chine et approfondit, de monastère en monastère, sa connaissance de la philosophie bouddhiste. De 1921 à 1923, elle « erre dans les déserts, déserts d’herbe, déserts de neige ou désert de Gobi », note Jean Chalon. Quelques excursions clandestines dans le Tibet interdit ne font qu’accroître son désir d’aller à Lhassa.

Fin octobre 1923, en compagnie du lama Yongden qui ne la quitte plus, elle se met enfin en route « pour l’accomplissement du Grand Projet. » Elle a 55 ans. « Je tente une nouvelle et dernière aventure, écrit-elle à son mari. Où me conduira-t-elle ? C’est mystère pour moi. Mais certainement, tout ira bien. C’est une longue promenade à faire, voilà tout.»

Déguisée en « vraie mendiante tibétaine », la figure enduite de suie, les cheveux noircis à l’encre de Chine, elle se fait passer pour « la vieille mère un peu simple d’esprit » de Yongden. Leur lent voyage à pied est parsemé de nombreuses rencontres, souvent pittoresques, cocasses, parfois dangereuses, de mille péripéties qui amusent, inquiètent, passionnent l’intrépide Alexandra parfaitement coulée dans son rôle de mendiante. Elle savait dès le départ ce qui les attendait chez les paysans qui daigneraient leur accorder l’hospitalité : « Je m’assoirais à même le plancher raboteux de la cuisine sur lequel la soupe graisseuse, le thé beurré et les crachats d’une nombreuse famille étaient libéralement répandus chaque jour. D’excellentes femmes, remplies de bonnes intentions, me tendraient les déchets d’un morceau de viande coupé sur un pan de leur robe ayant depuis des années servi de torchon de cuisine et de mouchoir de poche. Il me faudrait manger à la manière des pauvres hères, trempant mes doigts non lavés dans la soupe et dans le thé, pour y mélanger la tsampa et me plier enfin à nombre de choses dont la seule pensée me soulevait le cœur. »

Il y a des moments de grande peur, de découragement, la crainte constante d’échouer. Mais Alexandra tient bon. Et puis, combien tout cela compte peu à ses yeux lorsque, au sommet d’un col, elle découvre l’immensité merveilleuse des cimes enneigées et des glaciers géants. La vieille mendiante et son fils franchissent toutes les épreuves, trouvent la force de surmonter les blessures, la maladie, le froid terrible des nuits d’hiver à 5000 mètres d’altitude, la faim. La « promenade » dure quatre-vingts jours.

Le 28 février 1924, les deux pèlerins arrivent à Lhassa où les réjouissances du Nouvel An battent leur plein. Alexandra est « réduite à l’état de squelette ». « Quand je passe ma main sur mon corps, écrira-t-elle à son mari, je trouve tout juste une mince peau couvrant les os. » Mais elle peut admirer enfin le Potala qu’elle visite sans attendre, mêlée à la foule. Elle séjournera deux mois dans la ville sacrée sans que jamais personne ne reconnaisse dans cette mère de lama une étrangère. Puis, une longue marche la conduira à Gyantzé, ville proche de l’Inde, contrôlée par les Anglais qui seront stupéfaits d’entendre cette « Tibétaine » leur parler en anglais. Alors, ce soir-là, dans une chambre confortable, elle s’écriera avant de s’endormir : « Lha gyalo ! » (« Les dieux ont triomphé ! »)

Le « voyage d’une Parisienne à Lhassa » fera sensation dans le monde occidental. Lorsqu’elle rentre en France, le 10 mai 1924, Alexandra est accueillie en héroïne. Le livre qu’elle écrit aussitôt obtient un grand succès aussi bien à Paris qu’à Londres et New York. Elle achète une maison à Digne et revit par l’écriture toutes ses aventures jusqu’à ce que le désir de partir la tenaille à nouveau. Et la revoilà sur les routes de la Chine en ébullition des années 30 et 40. La mort de son mari en février 1941 l’affecte mais elle continue. Elle parcourt inlassablement l’Asie qu’elle adore jusqu’à ce matin de juin 1946 où elle lui dit définitivement adieu. Elle a alors 77 ans.

Les Himalayas d'Alexandra

A Digne, la Lampe de Sagesse devient Notre-Dame du Tibet. Son fidèle fils adoptif Yongden y meurt le 7 octobre 1955. La présence de Marie-Madeleine Peyronnet, la compagne des dix dernières années, permettra à Alexandra David-Néel de revivre dans sa tête et d’écrire jusqu’à son dernier souffle des souvenirs dont la lecture n’en finit pas, plus de cinquante ans après sa mort, de nous enchanter. En 1968, c’est une centenaire alerte qui accueille avec amusement une pluie d’hommages. En 1969, elle fait renouveler son passeport. Et elle s’en va, le 8 septembre, pour le grand voyage, laissant sa fidèle Tortue continuer l’œuvre de mémoire.

Bernard Revel

(1). « Le lumineux destin d’Alexandra David-Néel » par Jean Chalon (Presse Pocket).

(2). Les lettres à Philippe Néel sont publiées en deux volumes dans « Journal de Voyage » (Presse Pocket).

Lire : « Voyage d’une Parisienne à Lhassa » et les nombreux autres livres d’Alexandra David-Néel. « Le lumineux destin d’Alexandra David-Néel » de Jean Chalon. « Dix ans avec Alexandra David-Néel » de Marie-Madeleine Peyronnet. Bien d’autres livres ont été consacrés à l’exploratrice, le dernier en date étant une bande dessinée : « Une vie avec Alexandra David-Néel » de Fred Campoy et Mathieu Blanchot (éditions Grand Angle). A noter aussi la réalisation d’un film en 2012 : « J’irai au pays des neiges » avec Dominique Blanc dans le rôle d’Alexandra.

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