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Publié par Chantal Lévêque

Fresque délirante sur la noirceur du monde

«La femme qui avait perdu son âme» de Bob Shacochis

Editions Gallmeister, janvier 2016, 790 pages

« Ce qui pourrait bien être le plus grand roman américain » : voilà les mots que l’on découvre sur la couverture du livre. Il ne faut pas exagérer quand même ! On reconnaît bien là la grandiloquence superfétatoire des critiques d’Outre-Atlantique. Mais il est vrai que cette superproduction littéraire où les conflits mondiaux servent de toile de fond à une histoire d’amour impossible ne laisse pas indifférent. Loin de là… En matière de blockbuster (comme on dit maintenant), le dernier en date de cette envergure fut « Le Chardonneret » de Dona Tartt (ou encore « City on fire » de G.R. Hallberg)… et il en a l’épaisseur, le rythme, les contrastes (et l’usage de l’Oxycontin, mais ça c’est une autre histoire) mais pas la construction, nettement plus tarabiscotée, et surtout pas le style, plus viril, plus enlevé. Quant au sujet : rien à voir !

Pour faire vite, on dira qu’il s’agit du récit de l’amour d’un père désaxé pour sa fille - cette femme qui en perdit son âme - dans un contexte géopolitique qui se situe entre 1945 et la veille du 11 septembre et qui zigzague entre Haïti, Croatie, Turquie et États-Unis. Tractations militaropolitiques et espionnage obligent, CIA et FBI, ONU et OTAN, Casques Bleus et Forces Spéciales traverseront les pages, en butte à toutes sortes d’organisations des plus douteuses allant des Tontons macoutes à des terroristes de tout crin (islamistes radicaux inclus), des seigneurs de la drogue aux politiciens les plus véreux, à tous ces « maîtres espions du monde, marchands d’armes et princes voyageurs de commerce ». Via plusieurs personnages dont il faudra deviner les liens (et c’est pas facile, il faut s’armer de patience), le portrait d’une femme étrange se dessine progressivement sous nos yeux (ahuris, quelquefois !). Elle ne cesse de changer d’identité, d’allure, de caractère. Difficile de la cerner… et ce n’est qu’à la lumière de son passé (compliqué, bien sûr), distillé au compte-goutte par un écrivain avare de mises au point que l’on pourra en comprendre la complexité. Pourtant, même si le titre la met en valeur, ce sont plutôt les personnages masculins qui ont la vedette.

Fresque délirante sur la noirceur du monde

En 98, lorsqu’elle disparaît dans un accident, en Haïti, c’est Thomas Harrington, avocat défenseur des Droits de l’Homme travaillant pour l’ONU, qui va chercher à y voir clair. Pongée en eaux troubles assurée sur des lieux aux noms enchanteurs - Port-au-Prince, Moulin-sur-Mer, Bois-Caïman, Chutes d’Eau Claire – avec intrusion obligée dans la culture haïtienne : «Lles tambours, les couleurs tape-à-l’œil, l’agressivité exubérante de ses rythmes, le charmant côté bande dessinée de son imagination, la jovialité paillarde et les métaphores truculentes de sa langue et, plus sérieusement, la morale stricte et les codes pleins de bon sens du village, et il voyait comment les gens puisaient du courage dans les rites animistes du vodou et y trouvaient un dernier réservoir d’espoir.» Imbroglios politico-mafioseux à foison (c’est un moment de crise sévère pour le pays), mâtinés de petites piques bien placées à l’encontre de l’armée américaine qui essaie tant bien que mal à mettre un peu d’ordre dans le pays – intérêts économiques obligent (ça ne changera jamais !)… c’est un début en fanfare !

Et puis on repart de zéro au chapitre 2, dans les Balkans : nous sommes en 1944. C’est le même bazar que dans la jungle de Haïti : « Des zones mortes et sans loi, où les armées se transformaient en factions et les obsessions territoriales défiaient les idéologies, où les généraux engendraient des seigneurs de guerre et les guerriers engendraient des gangsters ». Tito, Mussolini… la Yougoslavie essaie de se construire dans un bain de sang. Un jeune garçon voit son père décapité sous ses yeux par un partisan bosniaque. Qui est-il, qui deviendra-t-il ? Mystère et boule de gomme. Sa mère et lui obtiendront le statut de réfugiés aux Etats-Unis… et les mots nous renvoient péniblement à l’actualité du moment.

Fresque délirante sur la noirceur du monde

Après ce tiers du livre passablement violent, bourré de testostérone et dans un style qui ne fait pas dans la dentelle : changement de décor. Nous sommes à Istanbul en 86. Chapitre phare, celui que je préfère, et qui aurait eu tout avantage à introduire ce thriller bien mystérieux ne serait-ce que pour éclairer notre lanterne sur l’ambiguïté de l’héroïne. C’est toute son adolescence qui défile sous nos yeux - et la découverte du sentiment amoureux - dans une ville dont on ne peut que regretter à présent cette beauté intacte si bien décrite. Avec une charge émotive qu’on ne retrouvera plus ensuite, on reste coi devant la manipulation satanique d’un père envers sa fille - atavisme de la violence - et pour elle la terrible prise de conscience qui en découle. « Comme il était facile maintenant de percevoir l’essence des hommes, leur besoin dévorant et irréversible, non pas de sexe, mais de la cruauté que le sexe semblait inviter, vigoureux mais impersonnel, le sauvage domestiqué redécouvrant l’extase primitive et vous rappelant, à vous, la femme, cette violence fondamentale et l’impossibilité pour cette violence de rester éternellement en sommeil. Cette démence que les hommes abritaient – et elle était sûre d’avoir raison à ce sujet – était la vérité première et absolue des hommes, chacun d’eux étant complice dans les perversions infinies du désir, chacun d’eux une brute, ou une brute secrète ». Ce qui, on l’aura compris, ne pourra augurer chez elle un rapport simple avec eux ! Et déjà on voit poindre ici, en Turquie, ce qui va complètement déstabiliser notre monde à nous, en la personne d’un Palestinien venu de Syrie « par avion pour repérer puis collaborer avec un groupe de fondamentalistes proches de ses idées, des gens qui haïssaient les juifs et qui fourniraient un support logistique – repérage, planques, transport, armes, explosifs – pour sa mission sanguinaire. » La documentation de l’écrivain ne fait jamais défaut, dans cet échafaudage de péripéties labyrinthiques et c’est l’un des attraits du livre.

Fresque délirante sur la noirceur du monde

Il ne reste que deux grands chapitres, mais le puzzle à présent prend forme. Trois golfeurs qui se retrouvent en Floride pour s’occuper de la marche du monde, metteurs en scènes des plus grands évènements de ces dernières années du 20ème siècle, parce que détenteurs de « la matière noire du renseignement ». C’est ahurissant de découvrir dans ce roman (qui n’est qu’un roman, bien sûr, mais qui sait de quelles vérités il s’inspire ?) à quel point des amitiés, des intérêts personnels ou juste une stratégie politique en vue de profits économiques peuvent influer sur la destinée d’un pays. Les tractations de ces « golfeurs », comme des marionnettistes qui tirent les fils de nos destins, finissent par nous faire croire à n’importe quelle théorie du complot tant le ton de l’écrivain est empli de cynisme et d’ironie. C’est là qu’un nouvel héros apparaît, Eville Burnette… au départ simple soldat de l’armée américaine et qui gravira les échelons jusqu’à devenir une sorte de G.I. Joe revisité. Son entraînement aux Forces Spéciales vaut le détour et le poussera jusqu’au dilemme insupportable : un soldat doit-il être loyal à son gouvernement ou à ses propres principes moraux ? Jolie question !

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Et patatras, quel dommage… c’est lui qui tombe amoureux de l’héroïne. Elle, sans âme, « un isotope humain », pleine de furie, toujours dans le psychodrame… et autant cet écrivain maîtrise les tenants et les aboutissants des forces secrètes qui influent sur les gouvernants, autant lorsqu’il s’agit d’amour et de psychologie féminine, ses phrases ne peuvent nous convaincre. Cette histoire d’amour prend des airs de bluette. Manifestement il n’est pas à l’aise avec le langage amoureux, du moins celui de style courtois. Et puis, jusque là ses héros avaient surtout affaire à leur cerveau reptilien, comment pourraient-ils soudain se transformer en prince charmant ? Il y a hiatus !

Quoiqu’il en soit, il faut lui rendre hommage pour sa capacité à avoir réussi à construire cet échafaudage risqué, cette histoire de vengeance transgénérationnelle, osant forcer le trait jusqu’à imaginer une résurrection (le vodou permettrait-il tout ?), à ne pas avoir hésité à égratigner les valeurs d’un monde gouverné par le pouvoir et l’argent, à dénoncer des magouilles internationales (à forte probabilité, j’imagine) et surtout à poser les bonnes questions sur le bien-fondé de la guerre.

« Année après année, l’histoire était toujours la même, une nation de familles, qui meurent les unes pour les autres, d’une façon ou d’une autre, leur sang coulant dans tous les paysages obscurs de la planète. Qui ne décident pas du destin, mais le servent, et qui ont droit aux honneurs solennels dans les cimetières, aux étoiles sur le mur, aux drapeaux sur les tombes, aux gerbes qui rappellent le sacrifice. C’était ça l’Amérique de Burnette. Libérez les opprimés, opprimez les barbares… Et ça continue. Et ça continue. Le sang, la poussière, la mort, l’horreur. »

Bob Sacochis a mis dix années pour rassembler tout ce matériau, puisant certainement dans son passé d’humanitaire et de correspondant de guerre. Il a mis en forme toutes ces intrigues et a accouché de cette fresque délirante… à la manière d’un John le Carré, avec parfois les accents d’un Jean-Christophe Ruffin français, mais en mille fois plus compliqué, avec de la gouaille virile et musclée en plus et un attrait indéniable pour les labyrinthes littéraires. Il a frôlé le Prix Pulitzer et c’est dire que ce livre est apprécié dans les milieux littéraires américains.

C’est long comme une série télé, c’est fort comme les biscotos d’un catcheur, c’est haletant, c’est bruyant, c’est violent… et cela peut faire office de refuge pour des temps de loisirs sans limite. A essayer… si on aime l’adrénaline, les chemins détournés et si on n’est pas trop regardant sur le style.

Chantal Lévêque

Fresque délirante sur la noirceur du monde

Bob Shacochis est né en 1951 en Pennsylvanie. Écrivain, journaliste, correspondant de guerre, il a couvert l'invasion d'Haïti en 1994. Il a obtenu le National Book Award en 1985 pour son premier livre, le recueil de nouvelles « Au bonheur des Îles ». Récipiendaire du Prix de Rome de l'American Academy, il enseigne dans plusieurs programmes d'écriture. Il vit entre le Nouveau-Mexique et la Floride.

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