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Publié par Bernard Revel

J’ai vécu cette année-là avec Milena. C’était en 1986. Le livre de Margerete Buber-Neumann redonnait vie à cette femme qu’elle avait connue au camp de concentration de Ravensbrück. Née à Prague en 1896, Milena Jesenskà, journaliste célèbre dans la Tchécoslovaquie libre et bouillonnante d’avant-guerre, était tombée dans l’oubli officiel imposé par le régime communiste. Seuls les lecteurs des Lettres à Milena, de Franz Kafka, publiées en France en 1956, savaient, sans connaître toutefois les détails de sa vie, quelle femme elle avait pu être. Kafka écrivait d’elle : « C’est un feu vivant tel que je n’en ai jamais encore vu… En outre extraordinairement fine, courageuse, intelligente et tout cela elle le jette dans son sacrifice ou, si on veut, c’est grâce au sacrifice qu’elle l’a acquis ». Dans une lettre, il lui dit : « Tu as un regard pénétrant, mais ce serait bien peu, après tout, la rue est pleine de gens dont l’agitation attire le regard, mais tu as le courage de ce regard et avant tout la force de voir plus loin que ce regard ; l’essentiel est dans cette capacité et tu l’as ».

A la description inspirée par l’amour qui transporta et consuma à la fois Kafka au point de l’obliger à rompre définitivement, la mort dans l’âme, avec cette jeune femme trop « vivante » pour lui - leur liaison aussi passionnée que platonique, l’auteur de La Métamorphose étant terrifié par « la chair trop dévoilée », ne dura que deux ans - s’ajoute quelques décennies plus tard le témoignage capital et bouleversant de Margarete Buber-Neumann, la dernière amie de Milena.

La brutalité des S.S. relayée par l’aveugle discipline des détenues communistes qui ne pratiquaient une solidarité sélective que pour mieux enfoncer leurs compagnes d’infortune rejetées sans pitié pour la simple raison qu’elles n’étaient pas des « camarades » du Parti, ne firent que renforcer les liens entre les deux femmes unies « à la vie, à la mort ».

Allemande communiste, s’étant installée à Moscou avec son mari Heinz Neumann, ancien député, Margarete fut internée, après l’exécution de ce dernier lors des purges staliniennes, dans un camp de Sibérie pendant deux ans avant d’être livrée en 1940 à la Gestapo. Quant à Milena, longtemps proche du communisme, elle rompit avec cette idéologie lorsque son mari, l’architecte Jaromir Krejcar, au retour d’un long séjour à Moscou, lui en décrivit la réalité.

Confidente de Milena dans tous les moments volés, à leurs risques et périls, à la discipline du camp, Margarete découvre une femme hors du commun qui, dans toutes les étapes de sa vie, les pires comme les meilleures, portait en elle une force telle qu’elle irradiait son entourage, le tenait sous une constante tension et finissait bien souvent par l’épuiser. Ainsi en est-il advenu de ses nombreuses liaisons amoureuses. Elle offrait tout à ses amis, au-delà du possible, n’hésitant pas à voler, à mentir, risquer sa vie pour eux. Elle exigeait d’eux la même chose. Sa vie fut parsemée de déceptions et de souffrances. Peu avant d’accoucher de sa fille Jana, elle s’était cassé la jambe et la douleur fut telle qu’elle devint dépendante de la morphine pendant des années. Cela ne l’empêcha pas d’imposer son talent de journaliste. Dans une période d’incertitude où la Tchécoslovaquie, menacée par l’Allemagne nazie, fut abandonnée par l’Angleterre et la France, ses articles s’élevaient contre la poussée du racisme et de la haine. Même quand son pays fut occupé, Milena continua à défendre ses idées. Interdite d’écrire, refusant de s’expatrier, elle recueillit clandestinement des juifs chez elle jusqu’à son arrestation.

Le portrait que trace d’elle Margarete Buber-Neumann éclaire la force qui l’habitait, même au plus profond du dénuement. Cette frêle silhouette rongée par la maladie, qui marche en sifflotant sous les regards haineux et menaçants de Ravensbrück, qui sourit, fait un signe de la main à son amie sans se soucier des conséquences que cela peut entraîner, illustre parfaitement ce qu’elle écrivait dans un article en 1939 : « En restant debout, je fais face calmement à ce que je ne connais pas, je me prépare à affronter cet inconnu… Mais pour pouvoir le faire, il faut de la force ; et cette force, l’individu ne l’a qu’aussi longtemps qu’il ne sépare pas son destin de celui des autres… Dès qu’il n’est plus qu’une conscience isolée, il cherche dans son âme un prétexte pour s’évader. La solitude est, peut-être, la plus grande malédiction qui existe sur terre… »

Le 17 mai 1944, Milena meurt, terrassée par une maladie des reins. Margarete est à ses côtés. Elle accompagne sa « caisse » jusqu’au four crématoire. Les dernières paroles de Milena l’aideront jusqu’au bout à écrire son livre : « Je sais que toi, au moins, tu ne m’oublieras pas. Grâce à toi, je peux continuer à vivre. Tu diras aux hommes qui j’étais, et auras pour moi la clémence du juge ». Et c’est bien ce qui est arrivé.

Margerete Buber-Neumann est décédée le 6 novembre 1989, trois jours avant la chute du Mur de Berlin.

Bernard Revel

« Milena » de Margarete Buber-Neumann, collection de poche Points Seuil.

Margarete Buber-Neumann est aussi l’auteur de « Déportée en Sibérie », publié en poche chez le même éditeur.

Les lettres de Kafka à Milena ont été récemment rééditées, et pour la première fois dans leur intégralité, sous le titre A Milena (nouvelle traduction par Robert Kahn. Editions Nous).

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