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Publié par Bernard Revel

S’ils restent à la surface des lieux, des gens et des choses, les livres ne sont pas de bons guides. Je partage assez le point de vue de Kurt Tucholsky, écrivant après un voyage dans les Pyrénées en 1924 : « Quant au guide bleu de Hachette, je ne veux même pas l’essayer. C’est un de ces guides touristiques dont on aimerait toujours avoir les auteurs à portée de la main pour leur cogner le nez contre les murs » (1). Foin des Routards, Futés et autres ouvrages du même type. Les vrais guides, ceux qui font aimer les voyages, ne sont pas ceux que l’on croit. L’usage du monde relève avant tout de la littérature.

L’abbaye de Saint-Michel de Cuxa dessinée par Joseph Ribas.

L’abbaye de Saint-Michel de Cuxa dessinée par Joseph Ribas.

Et voilà pourquoi, depuis des années, je voyage dans les pages de « Canigou, montagne sacrée des Pyrénées » (2). C’est plus qu’un guide, c’est une somme, une bible dont l’auteur, Joseph Ribas est le prophète inégalé. Du prophète, ce grand pyrénéiste a le style, le souffle, la mémoire et la vision. Sous la carte postale, il nous montre la vie. Il allie l’inspiration de l’écrivain à la précision de l’ethnologue pour raconter le temps des mineurs, des charbonniers, des tailleurs de pierre et des bergers. Si, ainsi qu’il l’écrit, « seuls les chemins se souviennent », Joseph Ribas est de ceux qui savent les écouter, en solitaire ou sur les pas, jadis, d’Alain Taurinya, « piéton du silence » capable d’ « éveiller les paysages et reconnaître, ici et là, au hasard des rencontres, des signes oubliés. Alors, des ombres se lèvent. Des hommes parlent ».

Joseph Ribas les écoute, les voit. Sous sa plume apparaissent les mineurs de Batère : « Souvent, couchés dans le filon, le visage et le corps pris dans l’étroit boyau, ils taillent dans la roche, rejetant les débris en arrière avec les coudes, avec les pieds… Certains, la lampe entre les dents, rampent jusqu’à des profondeurs d’où ils remontent, des heures après, englués de boue rouge et noire ».

Au fil des pages apparaissent, tels les santons d’une crèche catalane, Ramon le charbonnier, « Quasimodo des bois », René Maynéris, le dernier bûcheron qui « vivait encore, alors qu’il n’était plus », Joséphine Guerre de Vallestavia « dont la jeunesse s’était passée à porter sur son dos, de la mine à la forge, la charge de minerai : quarante-quatre kilos sur un coussinet, le sacpall, noué sur le front et couvrant la nuque… Sept heures de portage harassant » chaque jour ; Pep de Perafeu, force de la nature qu’on vit un jour passer au col de Coumeille « plié sous une énorme chaudière de fonte », Clément, l’ermite de Combret qui jeta son crucifix à la rivière parce que Dieu restait sourd à ses prières, Jean Sega, le scieur de long qui rentrait des bois, « son sac gonflé » de trésors pour les enfants ; « le cortège de ces femmes de bât » qui « dévalait le sentier vers le village » en portant « des fagots énormes », le berger sous son grand parapluie bleu : tout le Canigou s’anime d’un paysage d’hommes depuis longtemps disparus.

« Ils furent nos pères sortis des bois », s’émeut Joseph Ribas. Mais lentement, « les vieux chemins rétrécissaient » : « Un vieux qui meurt est un chemin qui se ferme. Qui se soucie de chemins aujourd’hui ? » Si les sentiers de randonnée bien balisés attirent de plus en plus de marcheurs, les « chemins noirs », ceux que Sylvain Tesson a récemment parcourus pour traverser la France du sud-est au nord-ouest (3) s’effacent inexorablement. « Le pays boite entre deux âges, regrette Joseph Ribas. Ces fermes à l’abandon, quelques-unes reprises par de nouveaux ruraux sans mémoire et sans tradition… ne sont plus que des lieux-dits, lieux non dits au bout de chemins oubliés ». Mais les nouveaux ruraux qui s’enracinent, qui apprennent à connaître la terre où ils ont choisi de vivre, ne sont-ils pas cependant une chance inespérée ?

Joseph Ribas est le gardien de la mémoire. Il raconte Pierre Orsuelo, doge de Venise et roi de Croatie devenu ermite à Cuxac ; Josep de la Trinxeria qui mena la révolte des Angelets de la Terra contre le gouverneur Sagarra, « catalan renégat passé au service de la domination française ». Il raconte la Retirada et l’exil de Pau Casals qui connut à Prades « dix années difficiles entre l’indifférence du plus grand nombre, le mépris de certains et la ferveur attentive de quelques amis catalans ». Celui qu’on appelait avec dédain « le refugiat », qu’un journal local traita de « rouge, anarchiste, assassin » fit rayonner Prades dans le monde entier en créant en 1950 le festival qui porte son nom. Joseph Ribas raconte les églises, les tremblements de terre, l’aïguat, le maquis de Valmanya, les accidents d’avion.

Mes promenades dans ce livre, je les fais et les refais depuis des années sans jamais me lasser, porté par la poésie qui souffle dans les pages, faisant des poses devant paysages et visages restitués par le trait précis de ce grand illustrateur qu’est aussi Joseph Ribas. Après un repos bien mérité au chalet des Cortalets, je le suivrai encore et encore, par les chemins de mots, dans ses ascensions, ses conquêtes, ses itinéraires, ses interrogations sur l’avenir d’un massif qui n’est jamais totalement à l’abri des appétits touristiques. La mode est aux dictionnaires amoureux. Le dictionnaire amoureux du Canigou, c’est Joseph Ribas qui devrait l’écrire.

Bernard Revel

(1). « Un livre des Pyrénées » de Kurt Tucholsky (Privat, 1983).

(2). « Canigou, montagne sacrée des Pyrénées » de Joseph Ribas (Loubatières 1994, réédité en 2003).

(3). « Sur les chemins noirs » de Sylvain Tesson (Gallimard 2016).

Pyrénées au coeur

Né en 1931 à Saint-Laurent de la Salanque, près de Perpignan, Joseph Ribas, tout en menant une carrière d’instituteur, est devenu un pyrénéiste accompli qui a fait partager sa passion à de nombreux lecteurs à travers livres, chroniques et illustrations. Il a publié depuis 1961 une trentaine d’ouvrages, certains consacrés à la pédagogie, la plupart aux Pyrénées, notamment la série « Sentiers et randonnées » publiée par Fayard (1977-1980), « Mes Pyrénées », « Robinson Crusoé dans les Pyrénées », « L’aventure du Canigou », « Roussillon au cœur », « Michel Maurette », « Pyrénées, le désir de voyage ».

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