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Publié par Chantal Lévêque

Née à Toulon en 1967, Maylis de Kerangal, passe son enfance au Havre. Son premier roman, « Je marche sous un ciel de traîne », parait en 2000. Elle obtient le prix Médicis en 2010 avec « Naissance d’un pont ». Après le succès de « Réparer les vivants » (2014), ses deux derniers livres, « Un monde à portée de main » et « Kiruna » (éditions La Contre Allée) lui valent le prix 2019 des Vendanges littéraires. Elle sera à Rivesaltes les 5 et 6 octobre.

 

Blaise Pascal distinguait chez l’homme « l’esprit de géométrie », englobant toutes les fonctions rationnelles, de « l’espritde finesse » qui s’ouvrait sur l’art, la sensibilité. S’il y a une romancière qui rassemble ces deux mondes dans ses récits, qui les juxtaposent adroitement sans même que l’on s’en aperçoive quelquefois, c’est Maylis de Kerangal.

         

Dans son livre le plus connu (1), celui qui a décroché une dizaine de prix et qui s’est retrouvé adapté sur l’écran et les scènes de théâtre, on avait déjà noté cette prodigieuse faculté dont elle dispose - sur un sujet délicat, difficile, audacieux même - de mêler la chronologie précise et détaillée d’une transplantation cardiaque aux affects de ceux qui ont perdu un fils, un ami, un amour, un frère, de celle aussi qui se trouve en attente d’une greffe salvatrice. On imagine le travail de recherches nécessaire et l’investissement personnel - en se gardant de toute sensiblerie - pour être au plus juste dans le plausible de cette histoire. Un travail de journaliste qu’elle n’est pas, au regard de son parcours professionnel : de longues études, mais plutôt dans le domaine de l’histoire, de la philosophie, de l’anthropologie. Et puis une maîtrise portant sur les cartographes, les cosmographies. Probable alors que c’est la curiosité qui la porte vers de telles enquêtes. Ecrire pour elle, c’est découvrir, apprendre, s’initier à d’autres mondes.

         C’est une aventurière aussi. Peut-être tient-elle cela de son père et de son grand-père, tous deux ayant navigué sur les mers. Elle voyage, comme dans « Tangente vers l’Est » (2) où elle raconte sa traversée de la Russie à bord du Transsibérien, par le biais d’un roman mettant en scène une française et un jeune russe de 20 ans. 

       Pour parler d’ouvrages plus récents, si avec « Kiruna » (3), c’est le reportage qui l’emporte, dans « Un monde à portée de main » (4)le ying et le yang s’équilibrent. A égale proportion, il y a du masculin et du féminin, actif et passif s’harmonisent pour créer un genre littéraire qui est devenu sa marque de fabrique. Il y a là, outre des moments de contemplation, de réflexion sur l’art de la peinture, d’amples digressions faites de rationnel, de tangible, d’exact, de technique, de scientifique où elle se laisse aller à « instruire » le lecteur (la formation géologique d’un marbre, le Quattrocento à Venise, « la fabrique des rêves » de Cinecittà, les grottes de Lascaux…)

       

A sa sympathie pour les vastes paysages, les lointaines contrées vient s’ajouter son attirance pour les sous-sols, les profondeurs, les intérieurs, par ce qui vit sur les parois, surgit dans les anfractuosités du monde souterrain…. Comme dans Kiruna, une ville construite autour de profondes entailles creusées dans le sol, l’histoire ici s’achève au fond de la terre, là où eut lieu la naissance de l’art. L’art omniprésent ici, c’est le monde dans lequel évolue la narratrice. Elle apprend à copier - dans les règles de l’art - des marbres, des bois, une écaille de tortue, des pierres précieuses… d’où ce lexique riche et varié. La beauté des mots est au rendez-vous. Enumérer, lister, dénombrer : voilà son plaisir, à Maylis. Couleurs «… blanc de zinc, noir de vigne, orange de chrome, bleu de cobalt, alizarine cramoisie, vert de vessie et jaune de cadmium… topaze, avocat, abricot et bitume ».Architecture « … brique bourgeoise, pignons à gradins, riches ferrures aux fenêtres, porte monumentale, judas grillagé, et puis cette glycine »

Il y a aussi ces parenthèses, ces détours, ces chemins qui s’égarent dans la fantasmagorie : sur cette place où il y avait des grues, des caméras, des rails

de travelling, une équipe de tournage : « …on peut aussi y jeter du sable comme on en jeta à l’aube du 7 février 1469 sur la place Santa Croce de Florence en attendant l’apparition du jeune Prince à cheval, puissant et calme, le regard flottant au-dessus de la foule venue le voir passer, la longue cape de soie blanche aux parements d’hermine, le surcot de velours piqué de perles, le mazzachioorné de diamants, lui et les douze jeunes hommes de haut lignage qui forment sa brigade, les seigneurs de Florence, les maîtres, en santé et en force, qui bientôt échangeront leurs habits de fête contre des armures de fer et galoperont en hurlant, briseront leurs lances, mais qui pour l’heure paradent côte à côte, contrôlant d’une main ferme la fougue de leur monture, et l’on s’étonne de les voir le dos si droit après la nuit de débauche qu’ils ont connue, filles et garçons partagés dans l’ivresse et les salles communes, renversés, retournés, pétris, pincés, fourrés, sucés, les filles prises debout les jupes retroussées sur les reins, le lacet des corsages tranché, la lame de la dague lentement promenée sur le ventre, enfoncée entre les seins puis relevée d’un coup sec, clac, et les seins roulant dehors, doux et chauds, l’épaule nue sitôt modelée dans le clair-obscur, un galet de rivière, et dans ce kaléidoscope d’éclats et de reflets, de rires et de cris, de sueur et d’haleine, de halètements de toutes sortes, reviennent une gorge blanche tendue dans le plaisir, la carotide durcie à bloc, une bouche perlée de sang, un menton dégoulinant d’alcool, un sexe obscur et poisseux, trépidant telle une fourmilière, éclairé dans un comble à lucarne où l’on avait fini par s’écrouler une fois grimpés là-haut, se soutenant l’un l’autre à chaque marche pour ne pas tomber en arrière, où l’on avait fini par s’affaler sur une couche de paille, veillés par un rayon de lune, repus, gavés, des images que chassent maintenant ces jeunes cavaliers dessaoulés, la tête plongée dans un baquet d’eau glacée au premier chant du coq, le corps ceint d’une blouse de lin frais puis paré avec soin, ces petits cons qui prisent les plaisirs coûteux et violents, prêts à tuer, prêts à mourir, l’œil vide et le menton gras, tous au pas derrière le Magnifique dont chacun peut lire l’étrange devise peinte sur l’étendard de joute « Le temps revient ».

Un débit rapide, qui met parfois à bas les règles de la ponctuation, sans pour autant nuire à la compréhension, parce qu’il y a un rythme, une musique. Mots familiers et mots précieux mêlés. « Un cerf élaphe, un visage faseye… » Une flexibilité lexicale caractéristique de la littérature actuelle ! Il y a aussi ce parti pris de glisser ça et là quelques expressions anglaises. Peu, mais justes. Façon de mettre l’accent ou d’introduire du contemporain, de la fraîcheur, de la jeunesse au texte.

Elle se l’est fabriquée elle-même son style. Peut-être à la manière de ces copistes dont elle parle dans ce roman, qui sait ? 

Un roman qui cherche à démontrer cette idée : comment un artiste s’imprègne du sujet (observation, histoire, lieu, légendes…), l’appréhende au plus profond de son être sensible pour accoucher d’une création personnelle. Mais ici cette création n’a rien à voir avec la découverte de quelque chose de nouveau, mais plutôt avec une production d’une exacte similitude à ce qui existe déjà. C’est tout l’art du trompe-l’œil, du « faire illusion » qu’apprendra, à l’Atelier de la Renaissance, à Bruxelles, en 2007, la jeune Paula du roman. Ainsi qu’il en fut des peintres chinois, en des temps très anciens. Après s’être longuement imprégnés de l’aspect visuel et de l’esprit de leur sujet (une feuille de bambou, le vol sans fin d’une grue), ils l’ont recréé en peinture et en poème. Les débutants apprennent leur art en copiant leur maître, la longue observation comme un passage obligé. Pour acquérir le souffle-esprit. Les quatre étapes des Maîtres Chan : « Voir, ne plus voir, s’abîmer à l’intérieur du non-voir, revoir » (5). 

On ne sort jamais bredouille des livres de Maylis de Kerangal : vous y apprendrez toujours quelque chose qui ne se démentira nulle part. C’est la part de son « esprit de géométrie » ! La part encyclopédique. Et rien de tel que de lire « Naissance d’un pont » pour s’en persuader encore

L’héroïne de « Un monde à portée de main » - construit comme une quête initiatrice – ne cesse de remonter dans le temps. Odeurs, sensations, paysages. « Seuls les lieux restent à la fin », pense-t-elle. Elle est à la recherche d’un temps perdu. Peut-être un peu tôt pour une étudiante, une adulescente qui se cherche… mais qu’importe. 

Il y a toujours une part d’inconnu entre ce qui est écrit sur la page et ce qui est, dans le réel. Mais cette intrigante question, cette incertitude est de l’ordre du merveilleux. Il y a encore toujours en nous un peu de ce petit enfant qui, à la fin de la lecture d’un conte, se pose la question : « Est-ce que c’est pour de vrai ? ». 

Maylis de Kerangal viendra cet automne goûter aux vins du Roussillon, ces vins tout aussi « modestes et charpentés » que ceux de Corbières auxquels elle fait allusion dans un de ses ouvrages. L’occasion d’en savoir un peu plus sur cette femme écrivain qui, en littérature, nous semble si diverse, intrépide, un peu dans la tangente aussi… un mot qu’elle affectionne tout particulièrement, curieuse du monde et sensible à ses états. 

Chantal Lévêque

 

 

(1). « Réparer les vivants » (sorti en poche Folio).

(2). Lire la note de lecture de Sylvie Coral dans ce blog.

(3). Lire la note de lecture de Chantal Lévêque dans ce blog.

(4). « Un monde à portée de main » (Editions Verticales, 285 pages).

(5). François Cheng : « Le dit de Tianyi ».

 

Le portrait de Maylis de Kerangal, en début de texte, a été pris en 2018 au Banquet de livre de Lagrasse par Hubert Beauchamp.

 

Les tableaux sont de Benozzo Gozzoli (portrait supposé de Laurent de Médicis) et de Sandro Boticelli (Vénus et Mars).

 

 

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