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Publié par Chantal Lévêque

« Une santé de fer » de Pablo Casacuberta

Editions Métailié, 208 pages, 18 €

 

Pablo Casacuberta, né en 1969 à Montevideo, a été sélectionné en 2007 par le Hay Festival pour le groupe Bogotá 39, réunissant les écrivains latino-américains de moins de 40 ans les plus prometteurs. Il est l’auteur de cinq romans devenus cultes dans toute l’Amérique latine. Il a écrit son premier roman en 1990. Il a obtenu le Prix national uruguayen de de littérature en 1996 et en 2019.

 

Il est bon quelquefois d’aller voir ailleurs, du côté des écrivains qui vivent loin d’ici. La surprise peut être de taille comme ce fut le cas en découvrant Pablo Casacuberta. Auteur uruguayen, encensé par la critique et amplement reconnu en son pays, ses livres sont tirés à des milliers d’exemplaires en Amérique latine. Etrange que sa popularité n’ait pas encore dépassé ces frontières parce que c’est un vrai bonheur que de s’immerger dans son univers. Son dernier roman, « Une santé de fer »traduit excellemment par François Gaudry (on ne dira jamais assez tout ce que l’on doit aux traducteurs) retrace la folle journée d’un personnage truculent, extravaguant au possible, du nom de Tobias Badembauer.

A 50 ans, grand et plutôt corpulent, il vit toujours chez sa mère et est atteint d’un mal dont on ne tardera pas à découvrir les raisons en suivant jovialement le fil de ses pensées (alors qu’elles n’ont rien de drôle, ses tortueuses pensées - mais il en est ainsi et c’est tout l’art de cet écrivain : nous faire rire en décrivant des situations somme toute plutôt dramatiques).

Sa vie se résume à peu de choses. N’ayant jamais connu son père, son enfance s’est déroulée « au milieu des valses, des planches illustrées et des petits gâteaux ». Son expérience de la vie se résume à ce qu’il a imaginé de celle des autres en les observant, tapi derrière les volets entrouverts de l’appartement familial. Peu enclin à bouger (même par erreur !), le temps a passé ainsi en conversations avec sa mère (« portant sur six ou sept points, toujours dans le même ordre, matin et soir »), baignant dans ses lectures sur « La Beauté et la Mort » et à réciter des poèmes de Bécquer, Milton et Hugo le Spirite. On voit d’ici l’ambiance… Il y eut aussi les vieux bouquins de la bibliothèque de feu son père le Colonel dont il affectionnait tout particulièrement un certain « art de la guerre » de Sun Tzu, tous lus et relus maintes fois et qui lui inspireront, au plus fort de ses pérégrinations rocambolesques, toutes sortes de divagations aux accents homériques où il est question de forêts touffues, sorcières à cornues, donjons crénelés avec sentinelles et archers et où il s’imaginera bien entendu en chevalier sans peur et sans reproche dont la vie amoureuse toutefois ne se résume qu’à quelques émois provoqués par un regard, un frôlement de main, une voix, un chaste baiser. Jamais il n’a travaillé et ses déplacements pédestres se limitent à des consultations (prescrites par sa mère) chez toutes sortes de marchands d’illusion : naturopathes, radiesthésistes, astrologues… devins, et que sais-je encore !

Ainsi en est-il dès la toute première page : « Convaincu que j’allais mourir, j’enfilai deux manteaux et partis à la consultation. Mon médecin traitant m’avait déjà arraché plusieurs fois aux griffes de la mort en me prescrivant des remèdes dont il finissait par reconnaître au bout de plusieurs jours que c’était des placebos. Mais cette fois je savais que mon état était grave, car outre la manifestation des signes habituels, frissons, palpitations cardiaques et sensation d’un évanouissement imminent, je souffrais aussi de nouveaux symptômes, comme la perte progressive de sensibilité des doigts et un mal de tête aigu, juste au-dessus de l’oreille.

J’avais un long chemin à parcourir jusqu’au carrefour qui dominait l’immeuble Mignon, où le cabinet médical occupait un des innombrables étages. J’avais le tournis et je titubais, entre autres raisons parce que j’étais sorti chaussé de mes vieilles pantoufles qui étaient dans la rue une invitation incessante à s’étaler de tout son long. Pendant que mes pieds se traînaient cahin-caha sur le trottoir, je commençai à scruter l’horizon d’un air funèbre, à tousser et à tanguer comme un bateau sur le point de sombrer, avec l’espoir qu’un passant, un être charitable ou peut-être un policier détecte dans mon tangage les signes classiques d’un collapsus imminent et m’offre alors l’appui de son épaule.

Mais il était cinq heures de l’après-midi, l’heure à laquelle les employés de bureau abandonnent leurs cellules de travail pour rentrer chez eux, et je dus me résigner à voir défiler une longue séquence de visages indifférents, quasi ovins, qui passaient leur chemin sans me consacrer le moindre coup d’œil… »

Il se rend là chez son homéopathe, le docteur Svarsky, qui le soigne depuis ses 28 ans et qui, ce jour-là, se trouve lui aussi au bout du rouleau. Il n’y a jamais cru à ce fameux souffle au cœur dont se plaint Tobias. Il lui a toujours dit qu’il avait une santé de fer et qu’il le trouvait aussi sain qu’une laitue ! De plus, il ne se fait aucune illusion sur l’efficacité de ses soins. Au plus fort de ses crises de doute, de ses accès d’abattement et de mélancolie intense, ne qualifie-t-il pas ses mixtures homéopathiques d’absurdes bouillies sans fondement scientifique ? Et n’hésite-t-il pas « à placarder sur la porte de son cabinet : « Partez, je suis un escroc », ou à gribouiller des étiquettes qu’il affiche ensuite dans les endroits les plus visibles de son cabinet : « Bibliothèque des bobards » sur sa magnifique étagère de livres, « Potions » sur la porte de sa grande armoire aux verres biseautés, « Vieilles en route vers la mort » sur le fichier des patients ».

Un personnage haut en couleurs que cette espèce d’apôtre dont la salle d’attente ne désemplit jamais, ce nouveau Paracelse comme le considèrent ses malades. Il est vu « tel un saint François d’Assise né par erreur au sein du peuple juif. Un saint pas encore canonisé qui réunissait en lui toutes les vertus bibliques. Savant mais discret, vaillant mais respectueux de la prudence d’autrui, humain sans être trop familier, sensible sans tomber dans le mélodrame, célèbre sans perdre pour autant une once de gentillesse… » Mais il n’en tire aucune gloire de cette célébrité qu’il juge injustifiée, il en est épuisé, il n’en est pas dupe : « Les gens s’imaginent que dans mes fameuses consultations d’une heure et demie j’écoute les patients pour noter chaque symptôme et chaque nuance de leurs maux, alors qu’en réalité je ne fais que les laisser parler jusqu’à ce que se dégonfle le volume d’angoisses et de peurs qu’ils ont accumulés depuis des années, sinon elles risqueraient d’éclater dans leurs entrailles. Quant ils ont épuisé leur confession, les patients repartent plus légers et attribuent ce soulagement aux miracles de l’homéopathie, qui sont aussi incontestables que la résurrection de la chair ou la pêche miraculeuse. Car ce qui se passe en réalité c’est qu’après avoir vidé leur sac ils se sentent moins seuls pour un moment. »

 

C’est au cours de cette rencontre fracassante, dans une unité de temps et de lieu unique (l’immeuble Mignon où se trouve l’Hôtel Fénix - cela ne s’invente pas !) que Tobias, au paroxysme de ses maux imaginaires et par le biais d’un processus cathartique des plus cocasses, renaîtra de ses cendres. Là s’éclairera le mystère, là sera révélé le secret de famille, là enfin au nom du père il se reconnaitra. Et dans cette histoire tellement romanesque, où l’idée, la forme, le mouvement et le style, sans parler du sens, sont portés au meilleur, il sera aussi question d’une belle-mère caractérielle, d’une séduisante nymphomane, d’une fuite d’eau aussi tempétueuse que les chutes du Niagara… et d’un petit chien, petit animal qui le résume tout entier, notre héros, et qui vous inspirera tendresse et compassion par la magie des mots. Un peu à l’exemple de ces loulous que l’on rencontre dans les romans de Jean-Paul Dubois.

Quels événements extraordinaires nous sont contés là, aux éclats tourbillonnesques, apocalyptiques… et tout se tient. On se laisse emporter par l’exaltation du narrateur, et c’est contagieux. Ses longs monologues intérieurs, ses constantes analogies d’un burlesque irrésistible, ses élans auto-compassionnels, ses raisonnements alambiqués (comme peuvent en échafauder ceux qui se perdent dans leurs névroses), son romantisme exacerbé qui le porte à l’exagération permanente et au mélodrame, ses suppositions, supputations, hypothèses constantes dans lesquelles il se noie allègrement, ces états d’âme qui le traversent dans l’extrême urgence à comprendre son mal de vivre, ses angoisses… tout cela est écrit d’une plume précise, avec une exigence dans les mots qui procure un plaisir littéraire fastueux. C’est corps et âme que se livre notre héros, décrivant le fardeau qu’il traîne avec lucidité, candeur et bonhommie tout à la fois. C’est entre le rire, la pitié et le bouche-bée que se situent les sentiments qu’il nous inspire. Rire de voir à quel point son existence se réduit à si peu alors que pour lui, elle est d’une richesse infinie. Pitié pour tous ces gens – et sont-ils nombreux, certainement, autour de nous - dont l’existence est chaotique, qui traversent seuls des épreuves monumentales, plongés qu’ils sont dans de violentes batailles intimes imperceptibles de l’extérieur ! Et « bouche bée », décontenancés par cette avalanche d’évènements qui lui tombent dessus, à Tobias… ce jour-là.

Indéniablement, en cet écrivain sommeille un fin psychologue (ou du moins s’est-il fort bien documenté pour avoir rendu avec une telle perfection la description des symptômes de l’hypocondrie, imaginé ses causes et construit une rédemption). 

Vous dire enfin, pour finir cet éloge, à quel point l’illustration de la couverture du livre est de circonstance, magnifique. Romantique à souhait. Un rien surannée. Couleurs automnales du papier peint, vieille nappe de dentelle sur canapé, discret oiseau coloré virevoltant sur un abat-jour. On aime à se perdre dans sa contemplation… autant qu’à la dernière page tournée, on se promet de relire un jour ce livre-là. Il est de ceux qui, lorsqu’on les referme, nous rendent tristes de devoir les quitter ! Et l’on se rassure en se disant qu’il faudra y revenir, une autre fois, quand on aura un peu oublié l’histoire ! Sûr qu’on y trouvera encore autre chose…

Chantal Lévêque

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