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Publié par Sébastien Navarro

Une sortie honorable, éditions Actes Sud, 199 pages, 18,50 €

Les livres d’Éric Vuillard sont autant de métabolismes qui avalent l’Histoire et la recrachent sous forme de gouaches sanguines. Sous les aplats criards, il y a ces hommes qui conspirent l’embuscade. Ils sont ces architectes, tantôt de l’ombre tantôt de la lumière, dont les appétits de démesure provoquent ces grandes convulsions géopolitiques que des livres d’Histoire résument trop souvent de manière univoque. Axe du bien, axe du mal, Vuillard ne connaît pas : Vuillard est cet anthropologue de l’intime et du social qui voit les hommes au plus près de leur embonpoint de gras bourgeois ou des côtes saillantes de quelque silhouette famélique asservie par une armée étrangère. Étant entendu qu’« un visage est toujours une difformité. Nos idées nous défigurent. » D’ailleurs Éric Vuillard, nous l’avons suggéré plus haut, n’écrit pas : il peint. Des portraits saisis dans le jus frémissant de leur époque, des lignées ancestrales de cauteleuses baronnies, des âmes de tribun assaillies des pires angoisses une fois rencognées dans l’exiguïté d’une alcôve en pierre froide.
 

Poursuivant sa route d’historien de l’estampe, l’écrivain nous offre une nouvelle pépite littéraire avec Une sortie honorable. Le défi est, une énième fois, de taille puisqu’il s’agit d’évoquer en 200 pages cette méconnue guerre d’Indochine qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, vit s’affronter pendant huit ans l’empire colonial français et le Front pour l’indépendance du Viêt-Nam plus connu sous le nom de Viêt-Minh. 400 000 morts côté français (en y incluant les troupes coloniales et les supplétifs indochinois) et trois millions six cent mille victimes côté insurgés. Sachant qu’une fois les Français définitivement fessés dans la cuvette de Diên Biên Phu, les Américains allaient entrer dans la danse macabre et poursuivre le jeu de massacre jusqu’en 1975. Autant dire que la région fut embarquée dans un effroyable cycle de violence long d’une trentaine d’années – guerre froide à l’Ouest, incendies au Napalm à l’Est.
Vuillard nous invite de l’autre côté du miroir de la voracité coloniale. Au revers d’un roman national vantant la mission civilisatrice de la France, il y a les fondés de pouvoir de sociétés qui n’ont d’anonyme que leur raison sociale quand l’auteur dévide, avec une ironie mordante, le pedigree maladif de nombre de ses figures astreintes à une endogamie quasi incestueuse : « La consanguinité, la cognation, la filiation, l’hérédité et le lignage ne devraient pas être les termes réservés aux sauvages de l’Amazonie. Le 8e ou le 16e arrondissement de Paris, au cœur de ce triangle sacré, offrent l’occasion d’une étude poussée et détaillée de ce qu’on appelle ordinairement la famille. »
C’est ainsi : les oligarchies industrielles et financières se reproduisent entre elles. Si noblesse oblige, la transmission patrimoniale non moins. Le temps d’un conseil d’administration donc, on se retrouve à une tablée d’actionnaires où de repus capitaines d’industrie – Société financière des caoutchoucs, Charbonnage du Tonkin, Sucreries coloniales, Banque Lazare, Banque d’Indochine, etc. –, une fois saluée la mémoire de « nos soldats morts » pour la France, sabrent un champagne symbolique pour fêter l’explosion exponentielle de leurs dividendes, donnant une énième fois corps à la factuelle analyse d’Anatole France : « On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels ».

Alors Vuillard imagine, dans ce glauque concert d’autosatisfaction, les possibles tourments du président de la banque d’Indochine Émile Charles Auguste Minost pris dans l’exploration anxieuse des « replis les plus intimes de sa conscience ». Lui, l’ancien résistant gaulliste, « peut-être entrevit-il, dans un raptus, les cadavres dévorés de mouches, les blockhaus pulvérisés, toute cette chair inerte traînant dans la boue ». On imagine alors ce capitaliste d’outre-mer cacher au fond des poches l’oxymore de ses mains tout à la fois sales et manucurées de frais. « Ainsi dérivent les hommes vers de gigantesques désastres ».

Sébastien Navarro    

 Portrait d'Eric Vuillard Jean-Luc Bertini-Editions Actes Sud).

 

 

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