Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Publié par Bernard Revel

« Soleil de ronces », de Gemma Ruiz Palà

Editions Balzac, collection Autres Rives, 277 pages, 22€. Traduit du catalan par Marie Costa.

Gemma Ruiz Palà est née à Sabadell en 1975. Son premier roman Argelagues, devenu Soleil de ronces en françaisa connu un grand succès en Catalogne. Elle a publié en 2020 un deuxième roman en catalan : Cala la Wenlig. 

« El meu país es tant petit », chante Lluis Llach. Et comme partout, des gens y naissent, aiment, souffrent et meurent sans laisser de traces. C’est le sort des « vies que l’on considère petites, insignifiantes et triviales et qui feraient pourtant trembler les jambes des plus courageux si on les racontait comme on le fait des exploits des héros officiels ». Alors, en voyant disparaitre dans un sac de plastique noir le corps de Remei, son arrière-grand-mère qui lui avait appris autrefois les lettres de l’alphabet, Gemma Ruiz Palà, chroniqueuse culturelle à la télévision de Catalogne, a compris qu’elle était venue au monde pour renouer les fils du passé. Ses recherches, les souvenirs de sa parenté, son imagination ont donné corps à un roman édité à Barcelone en 2016 sous le titre Argelagues que viennent de publier en français les éditions Balzac. 
Tout commence avec Remei dans une famille de Castellterçol, village agricole situé au nord de Barcelone, où le monde se divise en deux : les riches et les pauvres. Remei n’est pas née du bon côté : « Fille de journaliers. Plus bas… encore plus bas il n’y a plus que le bétail ». Ils vivent dans un mas délabré, Les Canals, loué à Oller « le patron de tout ». Le père se brûle les mains à récolter de la glace qui finira en cubes dans le café des messieurs de Barcelone. Remei a de grands frères, des sœurs, une douzaine en tout. Même si c’est la misère et que la viande « on se contentait de la rêver », elle est heureuse dans sa famille, papillonnant dehors parmi les chèvres malgré le froid et, la nuit, blottie contre les autres dans le même lit, sentant « la chaleur qui monte du bétail enfermé au-dessous ». Malgré la promiscuité qui lui révèle, lorsqu’elle voit « sa mère en chier un », comment les enfants viennent au monde, elle ne voudrait pas vivre ailleurs. Mais c’est sans compter sans « la loi des frères ».
L’aîné arrive un jour d’Esplugues et lui offre une paire de sabots. La joie de la jeune fille tourne vite court. Ce cadeau est le prix de son départ. Elle n’a pas encore 14 ans, son frère lui a trouvé un travail de servante dans un autre village. Finie, l’enfance. Les garçons la regardent. Un « cousin second » de son père se fait pressent. Il la suit partout. Un soir, il la viole. Il sera durement châtié mais Remei gardera longtemps en elle cette blessure sans pouvoir l’exprimer. Car les femmes violées n’ont « ni voix, ni vœu, ni tête, ni bouche ». Ces droits n’appartiennent qu’aux mâles. Et justement, l’un de ses frères, un jour, vient la chercher pour aider sa femme qui est enceinte. Et la voilà qui débarque en charrette à Sabadell, « une ville dont on dit que c’est une énorme usine ».
Les vies de misère dans l’Espagne des années 20 rempliraient des pages et des pages de romans. Naître à Vacarisses quand la crise du phylloxéra ravage la vigne n’est pas un bon départ. Adieu vendanges ! Les hommes de la vallée quittent les lieux « prêts à se casser le dos, les mains, les doigts, les bras, les poumons, les yeux, les oreilles et les narines pour les filatures des patrons ». Mart
í Palà est l’un d’eux. Dès son arrivée à Sabadell, il est embauché à l’usine, et « trime comme un âne » en se donnant le temps qu’il faudra pour s’offrir, dans l’ordre, « la maison, la vigne et, en dernier, la femme ».

Ce qui rend la vie des pauvres supportable ce sont les liens qui, dans le malheur, les rapprochent. Remei, n’étant plus utile chez son frère, elle atterrit chez un couple qui l’exploite et la laisse crever de faim. Une voisine, Paquita, lui sauve la vie et la recueille dans sa boutique de vêtements. Et Martí qui a enfin sa maison et sa vigne est prêt à rencontrer Remei. Ils se marièrent, eurent deux enfants, Josep et Rosa, mais le conte de fées s’arrête là. Car sous le vent de l’histoire, l’espoir d’une révolution, l’horreur de la guerre, l’énorme gâchis du franquisme, les pauvres restent toujours des pauvres. Et ils s’en sortent comme ils peuvent. Les femmes surtout qui, comme Remei, vont sur les routes chercher de quoi manger et vendre des cigarettes car « la guerre de la faim ce sont les femmes qui la feront ». De cette période agitée qui débouche sur une interminable dictature, Marti n’en tirera que ces mots : « Se taire et ne faire que travailler, ça nous a sauvé la peau ». Ces mots seront, comme l’écrit Gemma Ruiz Palà, « la nouvelle religion du peuple ». Le travail arrache les enfants à l’école pour les mettre devant des machines. « Filer, tisser, peigner, vendre », tel sera le destin de Rosa et de Nina, fillette malheureuse persécutée par un père indigne ayant bousillé sa santé dans les mines de plomb du sud de l’Espagne. Dans le vacarme des usines, des sentiments se tissent aussi. C’est ainsi que Nina entre dans la famille de Rosa et qu’un jour, après tant d’années, elles se retrouvent, vieilles femmes, avec leurs petites-filles, dans les arènes de Vérone, écoutant l’opéra Turandot, comme un conte de fées qui se réalise.
Ecrit dans un catalan populaire proche du langage parlé, qui, dans sa traduction en français donne un style foisonnant et décousu, ce premier roman de Gemma Ruiz Palà nous touche par son authenticité et son amour pour des gens qui n’étaient pas des héros mais tout simplement des humains s’efforçant de survivre dans la grisaille de la dictature franquiste.

Bernard Revel

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article