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Publié par Sébastien Navarro

Le jour où le monde a tourné de Judith Perrignon

Grasset, 256 pages, 20 €

La petite histoire dit qu’elle tenait son surnom de « dame de fer » (iron lady), de L’Étoile rouge, publication du ministère de la Défense soviétique du mitan des années 80. C’est pour dire. Un autre blaze tout aussi glaçant lui avait été collé la décennie passée alors qu’elle n’était encore que secrétaire d’État à l’Éducation : « La voleuse de lait » (milk snatcher) car elle avait supprimé la distribution de lait gratuite aux enfants de plus de sept ans des écoles du pays. Fille d’un épicier, elle avait hérité de son père cet esprit de boutiquier pour qui un sou est un sou, surtout quand il ruisselle dans le circuit étanche de l’upper class britannique. Margaret Thatcher (1925-2013) fut Premier ministre du Royaume-Uni de mai 1979 à novembre 1990. Avec son acolyte Reagan, elle va former ce duo incarnant la révolution néolibérale des années 80. Et ses ravages sociaux.
 

« L’Angleterre est dans la brume, écrit Judith Perrignon. Restent des voix brutes pour revenir aux mécanismes de l’Histoire. Des souvenirs, des impressions, des opinions, et surtout des vies, pour se pencher sur ce moment pas si lointain où un pays, une société, se sont fracturés. » Brutes, les voix collectionnées par Perrignon dans Le jour où le monde a tourné le sont assurément. Figées dans la chair de leur oralité. Elles commentent l’enfance, l’ascension, le règne et la chute de celle qui sut broyer, avec une minutie appliquée, les solidarités et la vie matérielle d’un monde ouvrier sommé de disparaître. Thatcher la psychorigide, piétinant le râble des mineurs, cette « aristocratie ouvrière », durant la longue grève de 1984 ou laissant crever de faim les militants de l’IRA dans les geôles de Long Kesh en Irlande du Nord. Thatcher, la froide tacticienne : « Elle ne négocie que dans les alcôves où se fait et se défait le pouvoir. Jamais avec l’ennemi. C’est elle ou eux. » Dans les faits, ce sera souvent eux.
2020. Judith Perrignon est missionnée par France Culture pour un reportage d’une dizaine de jours « sur les traces de Margaret Thatcher ». Au fil des jours, elle recueille un ensemble de témoignages émanant de proches et d’adversaires politiques, de victimes de sa politique, dont elle nous propose une restitution écrite. Entre ces mots cueillis au micro, Perrignon cisèle les siens comme autant de paragraphes contextualisant le fracas d’une époque. Le style tient de l’épure journalistique : « D’abord imposée en Écosse en 1989, la réforme [fiscale de la poll tax] avait donné lieu, là-bas, à de violentes manifestations et fait ressurgir des poussées indépendantistes. Un an plus tard, lorsqu’elle s’applique à tout le pays, des émeutes éclatent sur Trafalgar Square. Ce n’est plus seulement au Nord, sur les terres des mineurs, mais au cœur de Londres, que le pays convulse. Margaret Thatcher est l’ennemie des pauvres ».
Parmi cette mosaïque de voix dressant le portrait de la femme politique, il y a les pour, comme Charles Moore, son biographe, qui explique comment, après la guerre des Malouines contre la junte argentine, « elle avait conquis ce monde d’hommes ». Ou bien Kenneth Clarke, conservateur, qui pousse la surenchère patriotarde jusqu’à comparer les Irlandais embastillés à des nazis. Avant de bafouiller une confuse mise au point quand l’intervieweuse Perrignon lui demande de s’expliquer. On trouve aussi des tièdes, à l’image de l’écrivain David Lodge qui admet ne pas avoir été fan de Thatcher et ne pas l’avoir haïe non plus, après tout c’était une « excellente oratrice ». Et puis il y a tous ceux qui étaient de l’autre côté de la barricade de la guerre sociale. Chris Kitchen est un mineur de 17 ans en 1984. Il raconte comment la police montée a chargé lors du piquet de grève à Orgreave en juin de cette année : « Les policiers à cheval sont passés à côté de nous en jouant de la matraque. On ne pouvait pas partir sur la gauche, vers les champs, parce qu’il y avait les types de la brigade canine avec leurs chiens. On était coincés, on se sentait trahis. On s’était précipités dans un piège ».  
Pugnace, Judith Perrignon essaie jusqu’à la dernière page de fendiller l’armure symbolique du baron Kenneth Clarke. A-t-il vu certains films de Ken Loach ? « Non », répond l’anobli par la reine. Lequel devrait-il voir d’après elle ? « Beaucoup de ses films, répond l’écrivain. Ils parlent tous ou presque des oubliés au Royaume-Uni. »

Sébastien Navarro

 

Née en 1967, Judith Perrignon est journaliste, essayiste et romancière. Elle est notamment l’autrice de : Les Chagrins, Les Faibles et les forts, Victor Hugo vient de mourir, L’insoumisLà où nous dansions. Elle a produit plusieurs Grandes Traversées pour France Culture.

Portrait de Judith Perrignon : © AFP Joël Saget

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