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Publié par Sébastien Navarro

Rue de la Justice, Danièle Sallenave

Gallimard, 368 pages, 22 €

Élue à l’Académie française depuis 2011, Danièle Sallenave est une drôle de dame. Drôle au sens de surprenante. En 2019 déjà, elle sortait dans la collection « Tracts » de Gallimard un tonifiant récit d’une quarantaine de pages intitulé Jojo, le gilet jaune. Dans cette courte analyse, l’écrivain mettait à nu « la faille ouverte, en France, entre " les élites " et " le peuple " ». Une béance dont elle ne s’accommoderait jamais. Il fallait la prendre au pied de la lettre puisque trois ans plus tard, l’académicienne publie Rue de la Justice, long récit inspiré notamment par la colère des ronds-points. On serait en droit pour autant de se demander par quels curieux rebonds de la pensée, Danièle Sallenave en arrive à jeter des ponts entre les Gilets jaunes et son arrière-grand-mère, Laurence Frémondière (1863-1939), laveuse de son état sur un bateau-lavoir dans la région des Mauges du Maine-et-Loire. La teneur de cet étrange fil historique nous est donnée au début du livre : « Aller à la rencontre des Gilets jaunes sur les ronds-points, c’était revenir vers le monde où je suis née, et dont l’ensemble de mes expériences ne m’a jamais séparée. C’était retrouver ce petit peuple dont je suis issue : journaliers agricoles, vignerons, artisans, ouvrières d’imprimerie, qui avaient voulu que leurs enfants soient fonctionnaires, cheminots, instituteurs (mes parents) pour échapper à la précarité, à l’illégitimité, au silence. En les écoutant, je retrouvais ce que j’ai toujours ressenti, et que j’ai hérité de mes modestes aïeux des bords de Loire : une soif de justice, d’égalité, de reconnaissance, d’instruction. »
Rue de la Justice, c’est là qu’habitait Laurence Frémondière : à Chalonnes-sur-Loire précisément, petit village fiché sur la rive gauche de la Loire à une vingtaine de kilomètres d’Angers. Sur le manteau de la cheminée, il y avait une gravure représentant les obsèques nationales de Victor Hugo.

 

Laurence Frémondière (1863-1939). Collection de l’autrice.

Laurence Frémondière (1863-1939). Collection de l’autrice.

Longtemps, cette gravure présente au domicile de l’arrière-grand-mère a intrigué et fasciné Danièle Sallenave. Jusqu’à ce que l’écrivain se décide à investiguer l’affaire et à partir sur les traces de cette aïeule dont, à part une photo prise au début du XIXe siècle, elle ne connaissait pratiquement rien. Sauf que Rue de la Justice est tout sauf un récit familial. On l’a dit : Sallenave est une drôle de dame. Elle ne prend pas la plume pour uniquement fureter le ramage de son arbre généalogique. Son ambition est ailleurs. Ou bien plus grande : à la fois historique, géographique, politique et littéraire. Danièle Sallenave se met en demeure de nous reconstituer une époque. Celle de la Troisième République circonscrite au pays des Chouans. Autant dire que ça barde pas mal. La Vendée angevine, globalement contre-révolutionnaire, n’est pas vraiment raccord avec les visées de l’universalisme républicain. Le clergé local, adossé à quelque baronnie, fait feu de tout bois pour repousser le déploiement de l’État centralisateur. Athée et bien ancrée à gauche, Danièle Sallenave évite cependant de tomber dans le piège des découpages caricaturaux : d’un côté le firmament civilisateur des Lumières, de l’autre le monde rétif et réactionnaire des culs-bénits. Elle sait que la réalité est plus complexe et que sous les auspices du Progrès, le pays des Droits de l’Homme a asservi son lot de peuplades jugées inférieures. On parlait de fil historique, en voici une fibre accablante : avant de désigner les Arabes de quelque désert à coloniser, « "bédoins" est l’équivalent de "brigands", nom par lequel la Convention en 1793 désigne le peuple du Bocage, soulevé contre la Révolution ».

Disons-le tout net, Rue de la Justice est un labyrinthe un brin anarchique. On s’y paume avec gourmandise et vraie soif de connaître tant l’autrice multiplie les allers/retours dans le temps et nous tourneboule avec ses foisonnantes galeries de portraits. Des obscurs inconnus croisent les figures de Michelet, Zola, Vallès et Hugo. Le quotidien harassant et répétitif de Laurence Frémondière vient frapper par d’imprévues intermittences la fresque de la grande Histoire : guerre franco-prussienne, Commune de Paris, colonisation, expositions universelles, Première Guerre mondiale. L’écrivain se confie ainsi : « Reconstituant les premières années de Laurence, et voulant suivre la chronologie, j’ai parfois l’impression que je travaille à la manière du facteur Cheval : en rapportant de mes allées et venues dans le temps (et sur l’Internet), des fragments hétéroclites que je parviens plus ou moins à réunir en édifice. Où tous trouvent leur place, et leur sens. » Pari tenu. Malgré les apparences, Rue de la Justice est un entrelacs cohérent qui s’arpente en aveugle, la main du lecteur solidement accrochée à celle de l’écrivain dont le flair et l’érudition semblent ne jamais faire défaut. Au gré de courts chapitres, Danièle Sallenave nous chemine et nous achemine. Par moments, des photos viennent illustrer les propos de l’écrivain. Page 239, une brochette de lavandières pose sur le ponton d’un bateau-lavoir. Cheveux attachés, corps ceints dans de grands tabliers, mains épaissies par le travail posées sur la balustrade, que nous disent ces femmes au labeur disparu ? Ces laveuses au dos cassé par le linge détrempé et aux doigts engourdis par les eaux froides du fleuve ? Danièle Sallenave multiplie les hypothèses et les enjambements entre elle, la lettrée et elles, les laborieuses. L’exercice est délicat. La prétendue élévation par la culture maintes fois questionnée. « Sans les livres, la vie était incomplète, mutilée, inaccomplie », a longtemps pensé l’académicienne. Avec ce retour dans le passé, au côté de ces gens ordinaires chers à Orwell, l’assertion s’ouvre sur de nouvelles explorations et mises en perspective. Comme si les berges de la Loire menaient à toutes les gamberges.   

Sébastien Navarro

Le portrait de Danièle Sallenave est de F. Mantovani / Gallimard.

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D
Chalonnes-sur-Loire, là où vit le grand Jacques (Bertin), commune à laquelle il a d'ailleurs dédié sa chanson "Retour à Chalonnes".
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