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Publié par Bernard Revel

Au début du quatorzième siècle, le village de Montaillou, situé dans le Pays de Sault, à la frontière entre Aude et Ariège, était encore suffisamment « cathare », près de 100 ans après le bûcher de Montségur, pour inquiéter l’Église catholique qui ordonna une enquête menée par l’évêque de Pamiers Jacques Fournier, futur pape à Avignon sous le nom de Benoit XII.
De 1317 à 1324, Jacques Fournier fait raconter à une trentaine d’habitants leur vie de tous les jours et constitue un volumineux dossier que l’historien Jean Duvernoy découvre en 1965 dans la bibliothèque du Vatican et fait publier en latin par les éditions Privat, de Toulouse. Un autre historien, Emmanuel Le Roy Ladurie, professeur au Collège de France, séduit par la richesse humaine des témoignages de ces « gens du peuple » si longtemps ignorés, leur redonne vie dans un livre qui, paru en 1975, obtint un énorme succès : « Montaillou, village occitan, de 1294 à 1324 ». Pour la première fois, des « Occitans » de ce temps-là, qui avaient pour nom Belot, Clergue, Azéma, Maury, se racontent.
Jeune journaliste, je fus d’autant plus fasciné par cet ouvrage qu’au moment où je le lisais, je fus contacté par un étudiant carcassonnais, Patrick Collot, qui me présenta son mémoire de maîtrise intitulé : « Approche psychosociologique d’un village moribond en Pays de Sault : Montaillou ». Le Montaillou du XIVe siècle comptait 250 habitants. Celui des années 70 : une quinzaine. « Sur l’arbre généalogique du village jusqu’au début du XIXe siècle, écrit Patrick Collot, quelle que soit la famille étudiée, en partant d’un nom, on retrouve chez les ascendants tous les noms des autres familles. La conclusion est simple à tirer : tous les villageois sont cousins à différents degrés ». En 1975, poursuit-il, « il ne reste à Montaillou aucun enfant susceptible de cultiver l’héritage qu’il aura reçu lorsque les vieux disparaitront ».

Quel contraste avec le Montaillou « cathare » ! En dévorant les 648 pages du livre de Le Roy Ladurie, j’entre dans l’intimité de Pierre le berger, « un homme libre, ouvert, généreux, toujours par monts et par vaux et content de l’être » ; avec Pierre Clergue le curé, « représentant de l’église, bien qu’en sympathie avec les hérétiques, il se conduit en agent double au mieux de ses intérêts : il moucharde qui lui nuit, il menace qui le tente » ; avec Béatrice de Planissoles, deux fois mariée, deux fois maîtresse de prêtres. Tout le monde est paysan à Montaillou, même la noblesse. « Et cela donne une vie quasiment égalitaire où, de la châtelaine aux bonnes femmes, on se parle, on s’embrasse, on échange papotages et ustensiles. Pas question de servage, même pour les plus pauvres. Bergers et servantes louent leurs bras ou leurs pieds à qui bon leur semble ».
Comment ne pas les voir, les entendre, les sentir même, en lisant ce passage que je garde toujours dans mon carnet précieux de morceaux choisis : « A Montaillou on ne se rase guère et on se lave très peu ; on ne fait pas trempette ou baignade ; en revanche, on s’épouille beaucoup ; l’épouillage faisant partie de la bonne amitié ; celle-ci hérétique, ou purement plaisante ou mondaine. Le curé Pierre Clergue se fait épouiller par ses maîtresses, telles que Béatrice de Planissoles et Raymonde Guilhou ; l’opération se déroule au lit, ou bien au coin du feu, ou à la fenêtre, ou sur l’établi d’un cordonnier ; le curé profite de la circonstance pour administrer à ses belles amies des leçons doctorales sur sa manière à lui de concevoir le catharisme et le donjuanisme. Raymonde Guilhou, épouilleuse attitrée de la domus (ou maison) Clergue exerce ses talents sur le fils et sur la mère ; tout en s’activant contre les insectes parasites, elle raconte à sa patiente les derniers potins de la communauté… “Au temps où les hérétiques dominaient à Montaillou, raconte Vuissane Testanière, Guillemette et Alazaïs Rives se faisaient respectivement épouiller au soleil par leurs filles ; toutes les quatre sur le toit de leurs maisons. Je passais par là et je les entendis qui parlaient. Guillemette disait à Alazaïs : - Comment peut-on arriver à supporter la douloureuse brûlure du bûcher ? A quoi Alazaïs répondit : - Espèce d’ignorante ! Mais voyons, c’est Dieu qui prend la douleur sur lui ».
J’ai eu le plaisir de rencontrer Emmanuel Le Roy Ladurie à Carcassonne début 1979. Invité par l’ethnologue Daniel Fabre et Patrick Collot devenu libraire, il avait présenté son nouveau livre « Le carnaval de Romans » dans une grande salle de la mairie archicomble. Auparavant, je l’avais interviewé dans un couloir de son hôtel. Il avait fait preuve de patience et d’une grande gentillesse pour le journaliste timide et maladroit que j’étais avec mon magnétophone à cassette qui fonctionnait mal. Il me reste ces quelques phrases prononcées d’une voix douce : « Le passé fait partie de nous. Nous vivons avec les morts. Je ne sais si on lira mes livres dans cent ans. Ce n’est pas important pour moi. En revanche, sortir de l’oubli des gens disparus depuis des siècles, les ressusciter en quelque sorte, comme le Christ a ressuscité Lazare, c’est le travail de l’historien et c’est ce qui compte à mes yeux ».
Emmanuel Le Roy Ladurie est mort le 22 novembre 2023. Il avait 94 ans. Je le revois à Carcassonne en 1979, à la fin de sa conférence sur le carnaval, disparaissant sous une pluie de confetti.

Bernard Revel

Le portrait en tête d’article représente Emmanuel Le Roy Ladurie dans les années 70.

 

Emmanuel Le Roy Ladurie est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels :

Montaillou village occitan

Les Paysans de Languedoc

Le Carnaval de Romans

L’Argent, l'amour et la mort en pays d'Oc 

Histoire de France (en plusieurs volumes)

Saint-Simon ou Le système de la Cour

Histoire du Languedoc 

Histoire humaine et comparée du climat (en plusieurs volumes)

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