Fantômes à Weimar
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Quelques jours dans une ville lointaine laissent de drôles de souvenirs. Vous ne saviez presque rien d’elle et, en quelques heures, on vous dit presque tout. Weimar, quelle histoire ! Les informations nous tombèrent dessus comme pluie d’octobre.
Lorsque je pense à cette charmante ville à peine plus grande que Carcassonne, je me revois, dans le vent froid de la nuit, passant d’un pas rapide devant la maison de Schiller, alors que mon compagnon de voyage, Didier, fredonne ces mots qui depuis me trottent dans la tête : « Bierstube, magie allemande, et douces comme un lait d’amande ». Il chantait Aragon sur ces pavés où retentirent bien avant nous les pas de Goethe, Schiller et du pauvre Nietzsche qui n’avait déjà plus toute sa raison.
Un peu plus tard, appuyés contre un bar, nous regardions la serveuse blonde au visage maussade remplir lentement deux chopes de bière dont la mousse s’épaississait comme une sculpture. Lorsqu’elle nous servit, un client plutôt éméché s’approcha de nous. L’homme, blanc de barbe et de cheveux, semblait content de voir des Français. Il essaya de nous parler mais les sons qu’il produisait formaient une bouillie inintelligible. Il s’entêtait pourtant et nous finîmes par comprendre trois mots : Leipzig, Wasser et Toulouse.
Il se passa ensuite une chose curieuse. L’homme soudain se tut, regarda fixement Didier et le prit dans ses bras comme s’il avait reconnu un vieil ami. Il finit ensuite sa chope en silence et s’en alla.
Les gens qu’on croise une nuit dans une ville lointaine, et qu’on ne reverra plus, on peut tout imaginer d’eux. Si les ombres du passé errent encore parmi nous, Weimar en est hantée plus que tout autre ville. Qui s’est manifesté ce soir-là sous les traits d’un ivrogne ? Est-ce Goethe qui a embrassé Didier ou bien Schiller ? Est-ce Bach ou Frantz Liszt ? Est-ce Cranach l’ancien ou Adolf Hitler ? Il avait la barbe de Méphisto, cet ivrogne, mais son regard était doux. Il n’était sans doute rien d’autre que lui-même.
En sortant du bar, nous avons regardé la façade de l’hôtel Elephant dont le balcon massif avait été construit à la demande d’Hitler qui, de là-haut, prononça quelques discours haineux. Cette nuit-là, à la place du Führer, nous vîmes un Thomas Mann tout jaune. Non, nous n’avions pas bu trop de bière. La statue de l’auteur de « La Montagne magique » rappelait qu’il était venu ici même en personne, au temps de la République démocratique, en 1949 pour le deux-centième anniversaire de la naissance de Goethe et en 1955 pour le cent cinquantième anniversaire de la mort de Schiller. Le jaune est, selon Goethe, la couleur de la chaleur humaine.
Je repensais à la phrase d’Anna Seghers qu’avait citée, dans la journée, Volkhardt Germer, le maire de la ville : « Weimar, c’est ce qu’il y a de meilleur et de pire dans l’histoire allemande ».
Vers la fin de sa vie, Goethe allait se promener avec son secrétaire Eckermann dans les belles forêts de l’Ettersberg, à huit kilomètres de Weimar. Il se tournait vers son passé et évoquait des souvenirs qu’on retrouve dans les célèbres « Conversations avec Eckermann ». Le prince Charles-Auguste de Saxe-Weimar avait fait venir dans sa ville ce poète qui avait écrit : « Quand j’eus dix-huit ans, l’Allemagne, elle aussi, n’avait que dix-huit ans ».
Oui, ils étaient jeunes et l’Allemagne aussi. « Au triple galop par-dessus les haies, les fossés, les rivières, tuant le temps par monts et par vaux, et passant les nuits à la belle étoile auprès d’un feu dans les bois : c’étaient là nos jeux », raconte Goethe à Eckermann.
Est-elle vraie l’histoire de ce chêne de l’Ettersberg au pied duquel venait se reposer l’auteur de Faust ? Peu importe. Un siècle après la mort du chantre de l’humanisme et de la tolérance, des hommes en armes sont venus sur la colline. Ils l’ont déboisée, ont posé des barbelés et ont fait de ce lieu un enfer à jamais connu sous le nom de Buchenwald. Là où Goethe méditait sur la grandeur humaine, ils ont instauré le règne de l’inhumanité.
« Ici je suis homme, ici je puis l’être », proclamait Faust. Ici, la civilisation atteint son apogée, c’est vrai, mais ici elle fut anéantie. Un vieux chêne se dressait dans le camp, entre la cuisine et le magasin général. On l’appela le chêne de Goethe. Il fut touché en août 1944 par une bombe au phosphore. Il a brûlé mais son tronc calciné est toujours là, témoin silencieux du meilleur et du pire.
Nous marchions sans un mot dans les rues de Weimar. Je croyais voir partout des fantômes qui voulaient nous embrasser. Nous arrivâmes enfin à notre hôtel. Didier semblait soulagé lui aussi de se retrouver dans ce lieu impersonnel et sans histoire. Il se mit à fredonner : « Bierstube, magie allemande… »
Elle trotte souvent dans ma tête, cette chanson.
Bernard Revel